Témoignage d’un éducateur de rue en thèse

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Un parcours d’expérience par la recherche action

Témoignage effectué lors de la rencontre "Recherche-Action, de la formation du sujet aux démarches interdisciplinaires et publié dans les actes de la journée (mis en lien en bas de cette page).

Pour me présenter et témoigner de mon parcours d’expérience, dans le cadre de cette journée, je souhaite me situer par rapport à ma pratique d’éducateur de rue, métier que j’exerce depuis une vingtaine d’années. Je souhaite aussi me présenter à partir de mon ancrage dans la mouvance que l’on a appelé, dans les années 83-84, la marche pour l’égalité. Le premier registre évoqué concerne le terrain qui a donné lieu aux trois cycles de recherche-action, que je poursuis aujourd’hui dans le cadre d’une thèse de doctorat. Le second registre que j’ai énoncé constitue pour moi une période fondatrice, dans la mesure où il m’a permis d’inscrire mon parcours social dans le cadre d’une dynamique de conscientisation, en l’occurrence durable.

C’est à partir de cet ancrage et des interrogations formulées que j’ai été amené à investir progressivement la posture d’acteur chercheur. Avant l’émergence de cette expérience inscrite dans l’histoire du mouvement des jeunes issus de l’immigration, des années 80, la réalité sociale était, pour moi et pour d’autres, de l’ordre du déjà là, elle appartenait à la fatalité. Alors qu’au moment de la marche pour l’égalité nous revenions tous ensemble des « démiurges », nous avions envie de retourner la terre et le ciel, c’était possible, la réalité pouvait être transformée.

C’est avec cette découverte, instituant une nouvelle forme d’appréhension de la réalité que je me suis engagé dans une dynamique de recherche-action. J’ai fait, depuis 1995, le choix d’associer à ma pratique de terrain une démarche de recherche, de façon à accompagner mon travail d’éducateur de rue. C’est maintenant, pour moi, une sorte de seconde respiration, dans la mesure où elle est devenue solidaire de mon parcours professionnel. Je me suis engagé dans cette prospective avant de savoir que cette démarche pouvait faire l’objet d’un enseignement et d’une épistémologie. C’est en rencontrant des situations qui échappaient à mon entendement, et qui m’interpellaient suffisamment pour que j’éprouve la nécessité de les interroger que je me suis familiarisé progressivement avec la recherche-action.

Au départ ces interrogations ne m’apparaissaient pas sous forme abstraite ou théorique. Elles émergeaient, d’une part, confusément de ma pratique de terrain et faisaient d’autre part écho à mon expérience personnelle, pour ce qui est des situations de confinement et d’absence de perspective sociale. L’itinéraire par lequel je me suis construit m’a conduit, grâce à ma croyance en la possibilité de changer les choses, à considérer la possibilité d’accompagner, sur le chemin de l’émancipation sociale, des jeunes qui, dans leur trajectoire se heurtent à des murs invisibles et à des portes qu’il faut apprendre à ouvrir.

Cette idée est née d’une intuition qui a pris corps dans mon esprit et qui m’a conduit à prendre conscience que la mobilité des identités pouvait être favorisée par une dynamique de développement endogène, adossée à une démarche de recherche-action impliquant les intéressés. C’est à Paris, dans le 19ième, que j’ai entrepris et réalisé ma première recherche-action. En rencontrant dans le cadre de mon travail d’éducateur de rue, des jeunes qui demandaient des activités de loisirs, qui leur semblaient indispensables lorsqu’elles n’étaient pas accessibles et qui s’en désintéressait aussitôt qu’elles étaient devenues possibles. Ce fait m’a beaucoup intrigué. J’avais besoin de le comprendre, d’autant plus qu’il se manifestait dans le quotidien comme une constante. J’ai commencé à y réfléchir, à me documenter et à écrire sur ce sujet.

Je précise que mes acquisitions scolaires, je les ai constituées hors les murs, c’est-à-dire bien après ma période de scolarité obligatoire. J’ai appris à lire et à écrire entre 25 et 30 ans. Par la suite, j’ai passé une équivalence du bac, fait deux années de philosophie et j’ai commencé à travailler comme éducateur à Bordeaux, puis à Champigny avant de venir exercer mon métier dans le 19ième arrondissement de Paris. J’avais aussi lu quelques bouquins de psychologie. J’étais alors, à la manière
d’un néophyte, fortement imprégné par ces disciplines. Avec ces références, je me
suis efforcé dans mes rapports d’activité de théoriser ma pratique. À l’époque, à
l’exception de l’équivalence du bac, je n’avais pas de diplôme. Je devais acquérir
une qualification pour établir ma légitimité statutaire, pour être reconnu comme éducateur spécialisé par la convention collective et les tutelles. Dans cette perspective, la formation d’éducateur spécialisé, que j’exerce déjà depuis plusieurs années, était la plus indiquée. Mais je cherchais autre chose. Je cherchais une formation qui puisse m’aider à élaborer les outils pour comprendre la dynamique sociale des jeunes des cités avec lesquels je travaillais alors. Dans ce contexte, j’ai entendu parler du collège coopératif de Paris et de la formation DHEPS, qui s’adressait précisément à des professionnels du social. Comme je le souhaitais, la formation permettait aux acteurs de terrain d’intégrer la démarche, dispensée par le collège, avec une question qu’ils se posaient dans leur cadre professionnel, puis de la problématiser pour en faire un objet scientifique. En intégrant le collège coopératif, j’ai découvert des espaces de recherches nommés « ateliers participatifs ». Ces ateliers constituaient une sorte d’université internationale, où il y avait des gens qui venaient du Sénégal, de Nouvelle-Calédonie et d’ailleurs. Dans ces espaces, chacun arrivait avec ses interrogations et l’autre lui disait pourquoi tu dis cela, pourquoi tu fais cela, il y avait des regards complètement étrangers, portant sur le questionnement des uns et des autres, ça m’a permis d’évoluer, d’enrichir mon point de vue. L’hypothèse, par exemple, que j’avais préalablement formulée en considérant que « ces jeunes souffraient d’une incapacité individuelle à investir un objet extérieur à l’espace de résidence », est devenue « pourquoi certains jeunes des cités sont si
peu disposés à investir un réseau social indépendant des espaces de résidence ». J’ai donc engagé une première recherche-action dans le cadre du DHEPS, à partir de cette question. Cette recherche a duré cinq ans et a porté sur mon terrain professionnel.

Je l’ai menée de façon participative avec trois classes d’âge. J’ai construit mon sujet de recherche autour de la question de « l’attachement des jeunes de cité à l’espace de résidence », et de l’effet centripète des lieux. Je me suis efforcé de comprendre pourquoi certains jeunes cristallisent l’essentiel de leurs activités autour d’une cabine téléphonique, d’une barrière, d’une pente. J’avais le sentiment que ces différents lieux n’étaient pas des lieux de hasard, mais des lieux anthropologiques, des lieux symboliques et d’ancrage psychique pour des jeunes inscrits en dehors des processus classiques de socialisation, que sont l’école et le monde du travail. En partant des jeunes, je me suis rendu compte de l’existence d’un principe unificateur caractérisé par un retour au même. Dans la cité, on est ensemble parce qu’on habite le même espace résidentiel, parce qu’on a la même apparence ethnique, parce qu’on a le même âge, parce qu’on appartient au même sexe, parce qu’on rencontre les mêmes contraintes sociales. Cette façon de faire société se traduit par la construction d’une carte affective et relationnelle qui enferme les individus et les empêche d’exister à l’extérieur de l’espace de référence.

Pour permettre à ces jeunes de transformer ce principe du retour au même, qui les enferme dans un modèle où on est ensemble parce qu’on est identique, par une dynamique où on est ensemble parce qu’on est porteur de différence au sein du groupe, l’idée était de valoriser les compétences individuelles capables de nourrir les ressources et les possibilités du groupe. En partant du soi des jeunes, en prenant en compte leur pôle d’intérêt et leur rythme, il devenait possible de les mobiliser pour construire une dynamique productrice de fierté, de confiance en soi, prétexte à l’élaboration d’un lien positif aux autres. Cette démarche, axée sur la valorisation de jeunes sans perspective, a donné lieu à la constitution d’équipes de foot, de groupes de musique. Cette démarche nous a permis de faire entrer en mobilité l’identité de certains de ces jeunes en panne de socialisation, en élargissant notamment leur conception du « nous » et du « eux ». Cette première recherche-action constitue un premier cycle et l’amorce de deux autres recherches-actions portant sur les changements de paradigme en prévention spécialisée et la production de situation de forme d’assignation collective. Pour mener mon travail de DEA, puis de thèse, je me suis tourné vers la sociologie des organisations, sous la direction du Professeur Michel Liu.

Pour conclure sur ma trajectoire, j’évoquerais la nécessité pour la recherche-action de créer du mouvement, de la mobilité et de la possibilité pour la production de savoir collectif. À cet égard, je me dois de présenter également le CEDREA, auquel je participe et qui s’inscrit comme un nouveau jalon dans mon parcours d’expérience. Il s’agit d’un réseau qui est né à l’occasion d’un séminaire réunissant des doctorants dirigés par Michel LIU. L’idée étant de mettre en œuvre un processus d’apprentissage à la recherche-action, ponctué par des événements qui permettent de regrouper, dans des espaces d’échange, des personnes qui habituellement sont plutôt isolées. À côté de ces rencontres, nous avons créé un site Internet (ici même) destiné à la publication de recherche-actions et d’articles portant sur la question des transformations sociales.

Voilà pour ma contribution.

Posté le 27 février 2009 par Tahar Bouhouia