Résonance imaginaire entre le groupe et son environnement

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Introduction

Parmi les interactions entre un groupe et son environnement social et humain un ensemble particulier se dessine, celui des phénomènes de résonance imaginaire. Ces phénomènes, qui interviennent le plus souvent dans des groupes en milieu ouvert, sortent du cadre de la rationalité ordinaire prenant appui sur des interactions volontaires à finalité opératoire entre acteurs ou groupes d’acteurs sociaux. Ils s’expriment par mises en correspondance indirectes comportant des effets de similitude entre le groupe et l’environnement considéré.

Ces phénomènes ne se laissent pas percevoir de façon immédiate, pour des raisons que nous expliciterons ultérieurement. Soulignons toutefois que l’approche des rapports groupe - environnement dont il est ici question est peu usitée, et ne relève donc pas des modèles de compréhension habituels.

Voici tout d’abord deux situations de phénomènes de résonance imaginaire issues de recherches et de conseil que nous avons conduites, que nous caractériserons ensuite.

Deux situations de phénomènes de résonance imaginaire

Les deux exemples ont trait à des travaux de recherche et de conseil sur le fonctionnement de groupes opérationnels ayant des missions de police et de maintien de l’ordre en milieu suburbain [1].

Des entretiens individuels et collectifs ont été réalisés auprès des personnels de ces groupes. L’analyse thématique des entretiens et l’approche dynamique des enchaînements thématiques de chaque entretien ont permis de mettre en relief l’existence de représentations de la part du groupe opérationnel selon des formes qui par ailleurs caractérisent le milieu externe constituant l’environnement de travail du groupe opérationnel.

Ce dont il est question ici est l’étude des processus psychiques individuels et collectifs relatifs aux représentations des situations et d’eux dans ces situations.

Situation dite des "flux indifférenciés"

Un groupe opérationnel opère dans une vaste région où se situe un axe de forts déplacements de populations, et où les populations délinquantes elles-mêmes ne sont pas fixées à un "territoire" donné. Les personnels du groupe opérationnel et leur hiérarchie décrivent les délinquants comme un ensemble indifférencié, faisant preuve d’une grande mobilité. La connaissance de ces populations est floue. Peu de familles ou d’individus sont identifiés ; les hiérarchiques parlent de "la délinquance".

Pour répondre à cette mobilité de la délinquance, le responsable hiérarchique de la région a instauré un mode de gestion centré sur la gestion des flux, notamment par la mise en place d’une organisation associant plusieurs groupes opérationnels. Les hiérarchiques du groupe opérationnel étudié, pour leur part, disent travailler sur la matière et non sur les hommes.

Par ailleurs les activités de ces groupes opérationnels sont articulées à celles d’autres acteurs des forces de maintien de l’ordre, ce qui rend plus complexe la coordination des actions des différents acteurs sur la même région.

Se référer à un environnement élargi à un ensemble de plusieurs groupes opérationnels rend plus difficile la perception d’un territoire propre à l’unité opérationnelle. Selon son responsable, celle-ci est, « noyée », les personnels se perçoivent comme une partie d’un tout peu différencié et comme interchangeables. Les problématiques individuelles et collectives sont aiguisées.

Ainsi, cette première situation apparaît une même forme où il est question de flou, d’indifférenciation des personnes, de perception globale et non individualisée des personnes, caractérisant la population délinquante, et la situation propre des membres de l’équipe opérationnelle.

Notons au passage que cette situation présente un intérêt tout particulier car elle interroge la façon de penser l’organisation du travail afin que celle-ci soit à la fois adaptée aux situations de délinquance rencontrée, mais également permette d’éviter ces sentiments d’indifférenciation rencontrés par les personnels qui étrangement se situent en "miroir" de la perception de l’environnement.

Situation dite du « lieu de l’oubli »

Dans un autre groupe opérationnel, les représentations de soi-même et de l’environnement se trouvent étrangement mêlées.

Dans ce milieu suburbain, la ville avait été conçue pour recevoir une population d’un effectif largement supérieur à ce qu’il est en réalité, les projets de développement prévus initialement n’ayant pu être réalisés. Les logements vacants, en nombre compte tenu du surdimensionnement des constructions, ont servi à reloger des populations en difficultés économiques.

Le climat dépressif de la région s’appuie sur une architecture qui rappelle à tout instant le développement non réalisé de la ville. La figure emblématique est la gare, située au milieu des champs de culture, alors qu’elle devait se trouver au centre ville. Ce climat est aussi en lien avec la situation d’une partie de la population reléguée dans la région pour des raisons socio-économiques.

Une représentation du milieu de travail prend une forme voisine dans le groupe opérationnel, dont les membres seraient en quelque sorte oubliés et délaissés par l’institution. Bien sûr, ce vécu à dominante dépressive est surtout porté par les personnels les plus en difficulté, notamment des personnels affectés d’office ou nommés depuis longtemps dans ce lieu, ce qui est alors interprété dans le registre de l’abandon par les intéressés.

Cette représentation de leur situation professionnelle se double d’une tendance à développer une image dégradée de soi, contre laquelle les personnels luttent.

A titre d’exemple plusieurs professionnels se sont insurgés contre l’insalubrité des lieux de vie de certaines personnes, photos d’un appartement couvert d’immondices à l’appui.

Au-delà de la réalité objective des situations décrites, il nous est apparu que la violence exprimée par les personnes interviewées et la focalisation sur des situations de désocialisation profonde sont significatives d’un ressenti qui les touche personnellement très profondément. Nous faisons deux hypothèses pour éclairer ces attitudes.

La première se situe dans le registre de l’activité imaginaire. Ce que refusent ces personnes au travers des descriptions, c’est une représentation dépréciée d’eux-mêmes qui s’insinue progressivement et contre laquelle ils se défendent.

La seconde hypothèse est que la perte de repères sociaux de la part de personnes en forte marginalité sociale a des effets de fragilisation des professionnels. La confrontation répétée à des comportements déviants de règles sociales élémentaires (hygiène, violence domestique, transgression de tabous sexuels,..) met à rude épreuve la stabilité personnelle.

Les caractéristiques du phénomène

Venons en à présent à l’analyse de ces phénomènes et leur compréhension. Les deux situations rapportées font état de deux niveaux d’information. Pour reprendre les niveaux de développement de la connaissance scientifique (M. Liu, 1997) [2], nous réservons à la fin de la présentation l’évocation de pistes relatives à la prédictibilité d’apparition du phénomène et à celui d’une influence possible sur celui-ci.

Le premier niveau d’information est celui des représentations de l’environnement et de celles de la situation des personnes. Ce qui frappe dans les deux cas, ce sont les correspondances des formes structurant la représentation de l’environnement d’une part, celles du groupe opérationnel et de soi-même de l’autre :

  • pour la première situation, le milieu de la délinquance est fluctuant, non stabilisé, peu repéré. Les gendarmes, quant à eux, vivent leur brigade noyée, les repères sont perdus dans la nouvelle organisation, les personnes se vivent comme interchangeables.
  • Pour ce qui est de la seconde, à une ville délaissée, dans un avenir arrêté net en cours de route, avec des personnes démunies se sentant exclues de la société, fait face un groupe opérationnel dont les caractéristiques d’isolement dominent, associés à un sentiment de délaissement, voire d’abandon.

Les représentations de l’environnement sont des construits collectifs au sein du groupe, et en liaison avec les autres acteurs de la région et ceux internes de l’institution. Celles-ci s’appuient au moins pour partie sur des éléments de réalité construite sur une connaissance historique de la région ; nous n’excluons en rien que ces représentations puissent pour partie être également imaginées. Remarquons de plus, et ce fait est essentiel, que dans les deux situations, les repères organisationnels et de fonctionnement interne du groupe opérationnel sont altérés.

Le second niveau est celui de l’état émotionnel dans lequel se trouvent les gens du groupe. Il se caractérise dans les deux cas par une forte intensité.

Pour résumer, nous pouvons identifier en l’état actuel de nos connaissances certaines caractéristiques d’un phénomène de résonance imaginaire :

  • Les membres du groupe identifient la situation qu’ils vivent par une ou des caractéristiques isomorphes à certaines caractéristiques qu’ils repèrent dans leur environnement. Ces dernières peuvent être objectivement observées ou d’origine fantasmatique
  • Cette identification paraît souvent associée à une image (ex : des flux indifférenciés, la ville oubliée)
  • Les membres du groupe n’ont le plus souvent pas conscience de l’existence de la correspondance isomorphique entre les formes des représentations
  • Ces représentations sont associées à un état affectif intense

Il est à présent temps d’avancer des hypothèses de compréhension de ces phénomènes.
Je souhaite ici envisager la réponse à deux types de questions :

  • quelle est la nature de la correspondance entre les représentations de l’environnement et de leur propre milieu par les personnes du groupe ?
  • quel sens attribuer à l’état émotionnel intense suscité ?

Ouvrons juste au préalable une parenthèse pour différencier ces phénomènes d’autres types de phénomènes étudiés à propos des relations entre groupes et leur environnement social. Dans la littérature scientifique, le fonctionnement d’un groupe est souvent considéré comme représentatif de celui de la société d’appartenance des membres du groupe. En formation et dans des pratiques d’accompagnement de changements, c’est même un postulat de base, souvent non explicité, d’agir sur l’évolution des conduites à l’intérieur de petits groupes, de façon à tenter d’influencer par ce moyen la société dans son ensemble [3] .

Cette analyse, que nous qualifierons de type "métonymique", a montré sa pertinence dans nombre de cas. Elle concerne des types de groupes dans des conditions spécifiques. Il s’agit donc là d’un mode particulier et non général de relations d’un groupe à son environnement.

Les phénomènes qui font l’objet de la présente communication sont de nature différente ; le postulat de reproduction du fonctionnement sociétal à l’échelle du groupe est d’emblée invalidé ne serait-ce que par le fait que les groupes dont il est question ne constituent pas des sous-ensembles représentatifs des populations environnantes, et qu’ils ont des missions, règles et modes de fonctionnement induisant des conduites spécifiques.

Revenons à la première des deux questions énoncées précédemment. Du point de vue cognitif, les représentations de l’environnement et du milieu propre de travail se réfèrent à une forme structurelle qui est suffisamment commune, une "forme prégnante" pour reprendre le concept de René Thom [4].

La prégnance de cette forme s’impose par des données objectives appartenant à l’environnement ou à la situation de personnels du groupe opérationnel. Dans l’une des situations, l’isolement de cette ville dont les projet sont arrêtés en cours de route, un groupe opérationnel dont le responsable n’a pas encore été remplacé depuis plusieurs mois, certains personnels non mutés depuis des années malgré leurs demandes réitérées sont des données qui convergent dans une même forme d’isolement et d’absence de futur. On peut également penser que cette forme devient d’autant plus présente qu’elle s’applique à différents milieux, donc plus signifiante pour rendre compte de cette réalité vécue. Les professionnels se perçoivent de plus en plus comme faisant partie contre leur volonté d’une même situation d’ensemble que celle qu’ils perçoivent dans leur environnement. Pour reprendre la terminologie de René Thom, la perception interne du fonctionnement du groupe opérationnel sur un fond de tonalité voisine ne permet pas une « saillance » distinctive de la dite perception.

Cette analyse à elle seule ne saurait suffire, loin s’en faut, pour rendre compte de l’apparition de formes semblables dans des milieux séparés et si différents. Il me semble que là est la question centrale : comment se fait-il que malgré les différences notoires entre le groupe et son environnement de telles forces se manifestent, tendent à ramener au même deux milieux aussi dissemblables ?

Paraissent ainsi s’exprimer des forces de régulation homéostatique qui s’opèrent sur ces groupes opérationnels en milieu ouvert, qui tendent à niveler les modes de représentations sur une base commune s’articulant à des ressentis émotionnels voisins. Les personnes sont tirées vers cette tendance à faire partie d’un tout avec leur environnement alors que les fonctions sociales, les rôles diffèrent profondément. Sont ainsi en oeuvre des forces de liaisons qui s’expriment indépendamment de la volonté des personnes. Elles s’expriment au-delà des différences majeures des populations concernées.

Ces forces internes, qui sont de véritables lignes de fond du fonctionnement humain ont été clairement mises à jour par Elias Canetti. Un détour par cet auteur mettra davantage en relief certaines facettes des phénomènes dont nous tentons de rendre compte.

Phénomènes de correspondance comportementale et émotionnelle décrits par Elias Canetti

Elias Canetti a analysé, par une approche culturelle et anthropologique, les phénomènes de conduites collectives à l’intérieur des foules, et également entre groupes sociaux.
Dans son ouvrage "Masse et puissance" [5], il développe le concept de masse double et fait état de deux témoignages. Il cite Jean de Lery, jeune Huguenot français qui fut témoin en 1557 d’une grande fête chez une tribu de topinambous du Brésil. Le groupe des hommes, celui des femmes et celui des enfants étaient tous trois répartis dans des logis différents. Jean de Lery était avec le groupe de femmes au nombre d’environ deux cents. A l’écoute de cris rituels et de mouvements de la part des hommes, les femmes se sont mises également à sauter en rythme ensemble, à crier.

E. Canetti : "Les hommes et les femmes sont donc strictement séparés, dans des maisons différentes qui sont pourtant rapprochées. Ils ne peuvent pas se voir, mais chaque groupe n’en tend que mieux l’oreille au bruit fait par les autres. Ils poussent les mêmes cris et s’exaltent grâce à eux jusqu’à un état d’émotion de masse qui leur est commun."
Un autre exemple édifiant, qui témoigne de la concomitance de pensée entre groupes, date de la première partie du siècle dernier :

"On appelle mirary, à Madagascar, une ancienne danse des femmes, qui ne peut se danser qu’à l’instant du combat. Quand une bataille était annoncée, les femmes étaient prévenues par des messagers. Elles défaisaient alors leurs cheveux et commençaient la danse, établissant de cette manière une communication avec les hommes. En 1914, lorsque les allemands marchèrent sur Paris, les femmes de Tananarive dansèrent le mirary pour protéger les soldats français. Il semble avoir fait son effet en dépit de la distance".

Ces témoignages mettent l’accent sur le fait que les conduites sont effectuées au même moment dans les deux groupes. Ce qui est recherché, c’est un état émotionnel commun, dans un contexte où les groupes sont non seulement physiquement séparés, mais composés de personnes relevant de deux catégories différentes, les hommes et les femmes. Malgré la séparation physique et identitaire des deux groupes, ces conduites permettent le maintien d’un éprouvé commun dans un temps commun. Qui plus est, elles affichent cette intentionnalité de vivre une expérience commune. A mon sens, Elias Canetti a mis à jour un fondement majeur de régulation sociale, l’expression de conduites qui tendent, au-delà des singularités groupales, à favoriser l’appartenance à un tout. Les relations humaines sont aussi affaire de correspondances émotionnelles entre les individus, lesquelles opèrent un facteur de lien social indéfectible.

Résonance et investissements imaginaires

Les observations relatées par Elias Canetti étayent ponctuellement la thématique d’étude plus globale de la dynamique de comportements de masse et des systèmes de représentations qui les sous-tendent, notamment les symboles. Je fais l’hypothèse que les phénomènes de résonance identifiés dans ces travaux sont pour partie l’expression de forces de cette nature. Celles-ci produisent des effets homéostatiques à l’insu de la conscience et de la volonté des membres des groupes opérationnels.

En rester à ce niveau d’analyse ne rend toutefois pas compte de l’intensité des affects en jeu. De fait, les membres des groupes opérationnels se représentent leur situation de façon amplifiée, sous l’effet de cette mise au regard de leur environnement. D’un point de vue terminologique, j’ai choisi le terme de résonance pour qualifier ce phénomène non pour faire référence à la notion d’écho, mais pour l’acception qu’il détient du fait de sa racine latine, à savoir "la propriété d’accroître la durée ou l’intensité du son que possèdent certains objets, certains milieux" [6]. Utilisé métaphoriquement dans le cas présent, je veux mettre l’accent sur l’effet d’amplification du ressenti associé aux représentations.

La force de la résonance renvoie selon moi à l’impact imaginaire de la situation sur les sujets et le collectif de travail. Si les objets de pensée sont élaborés dans un environnement de représentations sociales, elles sont également l’objet d’investissements imaginaires et fantasmatiques.

Didier Anzieu et ses collègues du Ceffrap ont ouvert la voie de ce type d’approches et exploré l’activité imaginaire des groupes [7], et en particulier en situation d’isolement. Dans un contexte où le groupe est centré sur sa dynamique interne, se déploie une activité fantasmatique à l’intérieur du groupe résultant des fantasmatiques individuelles et donnant naissance à des fantasmes groupaux qui sont de véritables canalisateurs des énergies et conduites collectives. Sous l’effet de cette activité fantasmatique, les perceptions de l’environnent par le groupe, du fait de son isolement, peuvent se trouver très décalées de la réalité de cet environnement.

Pour ce qui est de nos travaux, les scénarios imaginaires générés par l’activité fantasmatique expriment des anxiétés et angoisses fortes chez les sujets, liées à la dépersonnalisation (sentiment d’indifférenciation, perte d’identité) ou encore l’abandon. Dans les deux situations, l’expression des ressentiments et les défenses témoignent de cette activité fantasmatique.

Les interactions psychiques à l’intérieur du groupe opérationnel favorisent l’émergence de ces fantasmes de groupe, mais le matériel que nous avons par ailleurs recueilli lors de ces recherches nous incite à penser que d’autres personnes, issues de la région ou de l’institution d’appartenance du groupe, ont pu également jouer un rôle dans ces constructions psychiques.

Facteurs favorables à l’apparition de phénomènes de résonance imaginaire

Nous sommes peu en mesure dans le cadre des présents travaux d’explorer plus avant cette problématique. Nous sommes en effet plus dans le cadre de l’identification d’une famille de phénomènes et de détermination de premières pistes d’analyse que d’étude exhaustive de ces phénomènes. Rappelons que ceux-ci sont apparus dans nos champs de recherche de façon fortuite. Il n’y avait pas a priori volonté de les étudier puisque nous n’en connaissions pas l’existence préalable, et le dispositif de recherche n’avait pas été pensé pour étudier spécifiquement ces types de phénomènes.

Nous pouvons toutefois faire le constat majeur que l’affaiblissement des cadres structurants favorise l’apparition du phénomène, que ce soit une évolution dans l’organisation dont les nouveaux repères ne sont pas intégrés ou le fait que le groupe opérationnel n’ait plus son principal responsable pendant une durée significative, sont des facteurs de déstabilisation de la dynamique collective et d’ouverture d’une activité imaginaire en décalage avec la réalité. Nous retrouvons en cela les travaux de Didier Anzieu et coll., l’activité imaginaire inconsciente des groupes se développant dans le cadre d’un dispositif dont les règles étaient minimales. De plus, notons que les objectifs assignés aux groupes étaient tournées vers l’analyse du fonctionnement interne du groupe et non vers l’externe.

Sortir d’un phénomène de résonance imaginaire

Il est clair qu’un groupe pris dans un phénomène de résonance imaginaire aura tendance à perdre une partie de ses capacités d’actions sur le réel. Dès lors se pose la question de la sortie d’une telle influence.

En l’état actuel de nos réflexions, trois axes se dessinent. Le premier est celui de la prise de conscience par les personnels de l’activité imaginaire dans laquelle ils sont "pris". La sensibilisation à ces phénomènes peut aider à les repérer lorsqu’ils apparaissent ; une vision par un tiers externe à l’équipe et apte à les identifier également. Cette personne peut être externe à l’institution ou y appartenir. La hiérarchie, pour peut qu’elle ait un recul suffisant - favorisé par exemple par un comité de direction, sa hiérarchie ou autre - peut également jouer ce rôle.

Notons que la prise de conscience de ce phénomène de résonance imaginaire permet aux professionnels concernés de s’en dégager, pouvant ainsi induire des effets de même nature sur les personnes en relation avec eux.

Le second axe est évidemment la restauration d’une forme d’organisation du travail et d’un mode de management qui fixe à la fois un cadre structurant pour les personnels et permette un fonctionnement adapté de l’équipe. L’enjeu, au-delà de la recherche de l’efficacité opérationnelle du groupe, est de restaurer la capacité de l’institution à contenir les anxiétés des individus, rôle de l’institution initialement mis à jour dans les travaux de recherche d’ Eliott Jaques [8]. De plus, les micro-cultures [9] de ces groupes opérationnels, dont pour nos exemples une fonction essentielle est d’aider à gérer les risques, jouent également un rôle structurant contribuant à la contenance des anxiétés. De fait, pour être pertinente, l’animation de l’équipe doit d’ailleurs intégrer ces micro-cultures comme une composante forte.

Notons, à propos de la situation "le lieu de l’oubli", que des mesures énergiques en matière d’encadrement et d’organisation avaient été prises peu de temps après notre intervention. Lors de la restitution effectuée auprès de ce groupe opérationnel environ huit mois après notre intervention, les effets sur la dynamique du groupe ont été particulièrement sensibles. Les phénomènes de résonance ont cédé face aux repères solides mis en place et l’attention portée aux personnels. L’activation de ce type de variables sur le fonctionnement imaginaire "irrationnel" des groupes a montré ici toute sa pertinence.

Le troisième axe est l’augmentation de la connaissance de l’environnement par le groupe opérationnel. De fait, des groupes exerçant des missions de police et de maintien de l’ordre en milieu suburbain sont peu ou prou isolés par rapport à cet environnement. L’acquisition d’une meilleure connaissance du milieu et le développement des capacités d’action sont de nature à atténuer ou supprimer des représentations imaginaires discordantes avec la situation réelle.
Pour ce faire, là encore l’organisation du travail et le management de l’équipe jouent un rôle premier.

En définitive, les pistes d’actions induisent des principes à la fois différenciateurs, structurants et stabilisateurs des relations entre le groupe et son environnement, qui permettent aux personnes du groupe de se réapproprier une fonction dynamique en rapport avec leurs rôles et leurs missions. Nous noterons non sans intérêt que les variables d’animation d’équipe et d’organisation agissent sur le développement d’une représentation collective affirmée des dimensions du temps et de l’espace, ce qui est un facteur de cohérence fort. Dit en d’autres termes, la structuration spatio-temporelle collective est un axe essentiel d’identité et de dynamique collective.

[1OBERTELLI Patrick (2004), Habilitation à diriger des recherches en sociologie, Annexe 3, Université de Paris IX - Dauphine.

[2LIU Michel (1997), Fondements et pratiques de la recherche-action, L’Harmattan (Paris).

[3OBERTELLI Patrick, ZÄH Andréa (novembre-décembre 2000), « Entretien Didier Anzieu à propos d’une formation en milieu militaire », pp.779-786, Bulletin de Psychologie, tome 53-6 (Paris).

[4THOM René (1991), Saillance et prégnance, pp. 64-82, L’inconscient et la science, Dunod (Paris).

[5CANETTI Elias (trad. 1966), Masse et puissance, Gallimard (Paris).

[6Dictionnaires Le Robert (1992), Dictionnaire historique de la langue française, p.1783, (Paris).

[7Par exemple :
- ANZIEU Didier (1984), Le groupe et l’inconscient : l’imaginaire groupal, Dunod (Paris),
- Anzieu et coll, Le travail psychanalytique dans les groupes, Dunod (Paris).

[8JAQUES E. (trad.1972), Intervention et changement dans l’entreprise, Dunod (Paris).

[9LIU Michel (1981), « Technologie, organisation du travail et comportement des salariés », pp. 205-222, Revue française de Sociologie, Editions du CNRS, XXII (Paris).

Posté le 3 avril 2006 par Patrick Obertelli