Recherche-action et technique

[ télécharger l'article au format PDF]

Brève réflexion sur les rapports entre technique et recherche-action.

Les objectifs et les modalités de la pratique de la recherche-action posent intrinsèquement la question de ses relations avec la technique.

La recherche-action, pour sa mise en oeuvre, est en effet le client et l’agent de techniques [1] :

  • client, dans la mesure où ces techniques sont nécessaires à la réalisation des objectifs d’une recherche-action,
  • agent, car, en se réalisant, une recherche-action diffuse ces techniques dans le ou les groupes où elle intervient, et, par ricochet, dans d’autres groupes.

La recherche-action se fonde donc toujours sur un sous-bassement technique.

Qu’il concerne :

  • la pratique de recherche, soit l’action de recherche et de diffusion des savoirs qu’elle produit, qui nécessite des techniques diverses et relativement élaborées – dimension présente dans toute recherche scientifique,
  • l’action « sociale [2] » vers laquelle est orientée la recherche-action, soit, dans bien des cas, si l’action vise à un gain d’efficacité, une technique particulière,
  • enfin, pour unifier ces deux processus, la recherche-action utilise des « techniques », des méthodes, ou tout au moins, construit un questionnement sur les liens entre les techniques de l’action de recherche et de transmission du savoir et les technique de l’action sociale au sens large.

À ce stade, la question est de savoir si la recherche-action n’est pas en soi une technique qui vise à rationaliser les relations entre l’action et la recherche, ou encore entre les techniques d’action et les techniques de recherche ; ou bien, pour aller plus loin, une technique de rationalisation de l’action sociale. Par exemple, lorsqu’elle est portée vers un objectif « d’invention sociale » ou de management, la recherche-action est-elle une simple technique mise au service de l’invention ou du management, ou une nouvelle technique qui rationalise l’invention et le management ? La question est complexe, et difficile à traiter car il existe de nombreux types, ou modèles de recherche-action.

Enfin, se pose une autre question sur les rapports entre la recherche-action et la Technique : quelle est la finalité de la recherche-action ? Est-elle ou non au service de la Technique ? Est-elle, pour reprendre le concept introduit par Ellul, au service du système technicien ?

Je voudrais discuter ces trois questions successivement, en développant les trois propositions suivantes :

  1. La recherche-action se développe à l’heure actuelle, en utilisant et en diffusant de nombreuses techniques.
  2. La recherche-action est une forme de technique, au même titre que diverses techniques de recherche et d’action utilisées en sciences sociales.
  3. La recherche-action participe pleinement à la croissance du système technicien ; elle est cohérente avec son évolution récente.

La recherche-action et l’utilisation des techniques.

La recherche dite « scientifique » a toujours été une grande consommatrice de techniques. Bien des percées dans ce domaine sont d’ailleurs liées à l’apparition de nouvelles techniques. Il paraît peu probable, en ce cas, que la recherche-action fasse exception à la règle. Mais il faut distinguer ici, comme je l’ai fais en introduction, les techniques propres à l’action sociale de celles qui sont propres à l’action de recherche. Concernant les techniques d’action, ces techniques sont les mêmes que pour toute action sociale. Donc, la question ne se pose pas. Oui, la recherche-action est bien consommatrice de techniques.

En revanche, pour l’action de recherche, la réponse est moins simple.

Les opérations propres à l’action de recherche sont généralement désignées sous le vocable assez flou de « pilotage », « problématisation », « restitution », « prise de décision », « diffusion », etc.

Dans le pilotage, il s’agit d’orienter la recherche-action, afin qu’elle ne s’éloigne pas trop de l’objectif initial. Dans la restitution, il s’agit de soumettre aux membres du groupe, une représentation de leurs problèmes élaborée par le pilote. La diffusion vise à exporter les résultats de la recherche-action, en espérant qu’elle sera reproduite ailleurs.

Ces différentes opérations nécessitent-elles des techniques ? À l’évidence oui. Et cela même s’il s’agit de techniques « douces », telles les techniques communicationnelles ; plus généralement, de techniques de l’homme pour reprendre l’expression de Jacques Ellul [3]. Mais quoi qu’il en soit, dès lors qu’il existe un besoin de piloter, de restituer, de diffuser, il est nécessaire d’utiliser des techniques de contrôle micro-social, de communication, visant à diffuser au mieux les résultats au groupe, en tenant compte de ses caractéristiques culturelles et de ses capacités cognitives, de techniques de problématisation, de techniques psycho-sociologiques issues de l’étude de la dynamique des groupes. La maîtrise de ces techniques n’est pas triviale, et il est d’ailleurs question aujourd’hui de mettre en place des formations à la recherche-action. Preuve que la « composante recherche » de la recherche-action fait usage de techniques pour son fonctionnement et cherche à transmettre ces techniques.

Je n’affirme pas que toute recherche-action est demandeuse de l’ensemble de ces techniques, mais seulement que toute recherche-action utilise, à un moment ou un autre, des techniques dans le but de parvenir aux objectifs que les membres de la recherche-action se sont fixés. Et en particulier les pilotes.

La recherche-action en tant que technique.

En théorie, la recherche-action n’utilise pas de techniques spécifiques, car ses finalités et sa réalisation sont indéterminées à priori [4]. Il serait dès lors impossible de savoir à l’avance si elle recherche un gain d’efficacité, dans la mesure où c’est au cours du processus de construction de la recherche-action que les finalités s’élaborent. De même, il n’est pas possible de prévoir à l’avance les modalités de sa réalisation. Certes, cela est vrai, dans la théorie - et seulement d’un certain point de vue - mais dans la pratique, il n’en va pas de même.

Cela est vrai, donc, dans la théorie, au sens où la recherche-action ne vise pas à accroître, dans le principe, l’efficacité de l’action sociale, et qu’elle ne détermine pas, à priori, les techniques utilisées pour mener à bien la recherche-action. Mais, si la recherche-action n’est effectivement pas une technique d’amélioration de l’efficacité d’une catégorie de pratique sociale, c’est en revanche une technique qui vise à accroître l’efficacité des relations entre les techniques de recherche et les techniques d’action. Elle décrit en effet tout un ensemble d’instructions, de procédures, de moyens, qui sont censées faciliter, organiser et améliorer la relation qui va s’établir entre le chercheur et les acteurs. Sont ainsi mobilisées et ordonnées des notions complexes de cycles, de problématique, de sujet, etc. [5], et des techniques sociales plus ou moins complexes, visant à déterminer, par exemple, quelle doit être la relation entre le pilote et les sujets, de manière, si possible, à éviter l’échec de la recherche-action, et à poser un cadre méthodologique commun qui permet la comparaison entre les différentes recherches-actions. Cela revient à dire, en somme, que la recherche-action obéit, dans la théorie, à un soucis d’efficacité, au moins du point de vue de la recherche. C’est donc une technique de recherche. Certes, d’une nature un peu particulière, puisqu’elle laisse une grande partie du protocole expérimental indéterminé. En ce sens, elle s’apparente plus à une méthode de recherche. Mais, qu’est-ce qu’une méthode de recherche, sinon une technique de recherche applicable à un grand nombre de recherches ?

Par ailleurs, il faut ajouter que toute technique laisse la place à une certaine indétermination. Il en va ainsi, par exemple des techniques de management. Elles sont censées s’appliquer à des entreprises dont la finalité est très variable, et dans des milieux techniques très divers. Il en va exactement de même pour la recherche-action. De même, les techniques de management se contentent en général d’élaborer des schémas d’action visant à organiser l’action collective, en laissant courir des incertitudes sur la transposition dans la pratique de ces schémas. Encore une fois, il en va de même pour la recherche-action. Rien d’étonnant, en somme, que la recherche-action ait été très rapidement intégrée dans les sciences du management.

J’en viens désormais à la recherche-action dans la pratique. La recherche-action a aujourd’hui pénétré plusieurs secteurs d’action. Elle est tout particulièrement utilisée dans les politiques de développement, ou plus généralement, dans les politiques d’expansion et de transfert technologique, dans le monde de l’entreprise, dans les politiques sociales et dans les milieux artistiques. Ce sont là, il me semble, ses principaux domaines d’application. Soit un champ très vaste. Elle est également utilisée, mais bien plus rarement et surtout à titre théorique [6], dans les mouvements contestataires [7]. La question que je pose désormais, est de savoir si la recherche-action, appliquée à ces secteurs, prend la forme d’une technique. Et, question qui lui est indissociable : pourquoi les acteurs qui veulent instaurer des changements sociaux se tournent-ils vers la recherche-action si elle n’est pas à priori efficace ?

La recherche-action en tant que support du système technique : l’asservissement des finalités.

Ce qui est sous-tendu, dans cette discussion, c’est qu’une chose est de définir les principes méthodologiques de la recherche-action, pouvant être, à la rigueur, appliqués à n’importe quelle fin (fidèle au principe de neutralité de la science, la « technique de la recherche-action » est alors indépendante des applications qui peuvent en être faites), une autre, est d’examiner comment la recherche-action se réalise dans la pratique, à quelles fins et selon quelles modalités.

Cette segmentation du problème relève un schisme plus profond, caractéristique de la science, qui est celui de la relation entre science et technique. Fondamentalement, deux thèses s’affrontent.

  1. Soit la science est indépendante de la technique : elle est pure connaissance, sans aucune visée applicative à priori.
  2. Soit elle est, dès ses origines, orientée vers la technique, vers la science appliquée. Et il faut alors parler de techno-science.

En somme, c’est bien là tout le problème qui se pose à la recherche-action et à ses praticiens, et qui permet, très probablement d’expliquer le rejet dont elle a fait l’objet au début - et la meilleure acceptation dont elle fait désormais l’objet. Ce n’est pas le fait que l’application des méthodes scientifiques à l’humain ou au social demande une « méthode spécifique », fondée sur une pratique de recherche particulière, qui explique l’essor et le développement de la recherche-action. À vrai dire, l’expérimentation est à la base de nombreuses disciplines scientifiques. Certes, les questions d’intériorité et d’élaboration collective des savoirs par les acteurs en font une recherche particulière, avec ses contraintes spécifiques, où les sujets de l’étude sont, en principe – et je souligne ici, en principe – « cré-acteurs » de savoirs scientifiques. La véritable explication de l’essor de la recherche-action me semble être de nature sociologique.

L’instrumentalisation de la recherche-action.

Historiquement, les sciences humaines et sociales, ont eu, du point de vue du système technique, deux grands rôles.

  1. La légitimation d’un ordre social. Celui-ci variant au cours de l’histoire. En France, par exemple, une grande partie de la littérature moderne en sciences sociales, allant du XVIIe au XXe siècle, est explicitement orientée vers la légitimation de la politique de colonisation, à travers la défense, en particulier, des théories évolutionnistes et racistes, et de la nécessité d’étendre le progrès scientifique.
  2. Servir de guide d’action aux pouvoirs publics, en leur fournissant, par exemple, des données statistiques ou des rapports d’observation. L’origine de la sociologie remonte en partie à ce processus [8]. Certes, je ne nie pas que les chercheurs prennent en général part à l’action publique, tentent souvent de l’orienter. Ils ne sont pas de simples agents du pouvoir. Mais cela ne fait alors que refléter les dissensions au sein de la sphère politique. Et de plus, le point central à prendre en compte, c’est qu’ils considèrent dans tous les cas, que leur science peut servir à guider le politique.

On pourrait rétorquer que certains chercheurs ont refusé de se plier au clientélisme, ont développé des théories peu orientées vers la pratique. C’est exact. Mais d’une part, c’est un phénomène relativement minoritaire, et d’autre part, c’est négliger le fait que la science et les techniques ont souvent des effets inattendus [9]. Par conséquent, l’ensemble des pratiques et techniques développés initialement dans un objectif d’indépendance peut très bien se retourner contre l’objectif initial, et tomber dans les mains de l’État ou du marché ! Cela d’autant plus si les scientifiques sont insérés dans un système de financement dont dépend la continuité de leurs recherches. Une fois que la recherche-action est utilisée pour améliorer les techniques de management participatif, elle ne peut échapper à cette finalité. Elle ne peut que la servir. D’autant plus qu’une technique est généralement adaptable. Et les processus décrits et développés dans des projets ayant des finalités non-économiques, peuvent très bien être transférés dans des projets à finalité économique ou politique.

Mais revenons à la question principale : pourquoi la recherche-action connaît-elle un développement croissant ? La réponse à cette question ne me paraît pas liée à celle d’une libération sociale par la technique. Si la recherche-action se développe ainsi dans des domaines de plus en plus variés et diversifiés, c’est pour deux raisons.

  1. Elle répond aux besoins économiques des chercheurs en sciences humaines et sociales. Elle résout notamment en partie le problème de l’excédent de chercheurs par rapport aux débouchés qui leur sont offerts, et qui est lié à la croissance des effectifs universitaire des cinquante dernières années. En outre, elle offre une alternative en terme de financement qui concilie les ambitions de recherche et les ambitions économiques des chercheurs ou des praticiens qui, souvent, aimeraient participer à la recherche mais ne peuvent aisément le faire. J’ajoute qu’elle permet aussi de trouver des financements. Si elle sert donc, en apparence, des projets « alternatifs », c’est en partie à cause de cela. Les laboratoires plus puissants, mais plus fermés, pouvant se permettre, quant à eux, de développer des recherches plus classiques, et académiquement mieux valorisés. Mais, l’effectif de ces laboratoires est bien trop étroit pour accueillir tous les débouchés universitaires.
  2. Elle répond d’une part, à un soucis de quadrillage et de rationalisation sociale de plus en plus précis et croissant, et d’autre part, à un soucis d’efficacité, dans l’application de différents « programmes techniques » qui, pour différentes raisons, sont mal assimilés par les populations qui les subissent. Il en va ainsi, par exemple, des « programmes » imposés par les nouvelles techniques de management dans les entreprises ou les organisations publiques, les programmes sociaux, les programmes de développement, qui se heurtent à des résistances de plus en plus problématiques pour les dirigeants ou les « décideurs ». Il n’y a donc rien de surprenant à ce que la recherche-action soit si souvent utilisés dans les programmes de transferts de techniques et de technologies.

Voilà donc une technique qui, au départ élaborée dans un cadre « contestataire », celui de la démocratie industrielle, de l’analyse institutionnelle, et voulant transformer les institutions, se révèle au final comme l’un des meilleurs alliés des politiques institutionnelles réactionnaires.

La recherche-action au service de « l’industrie du changement ».

Deux points doivent être soulignés.

Premièrement, les premières recherches-actions - tout au moins celles que le mouvement académique de la recherche-action a désigné comme telles - visaient pour la plupart à la conduite d’un changement social. Or, c’est un des nœuds du problème. Ces techniques, élaborées pour répondre à une volonté de changement social, peuvent très bien être réutilisées par les techniques du management moderne, qui visent elles-aussi à produire un changement social. Une vaste partie de la littérature du management, ou de la littérature organisationnelle, se focalise sur la réalisation d’un « bon changement » et sur la compréhension des « résistances au changement ». Il en va de même pour les pratiques de changement intégrées dans les politiques de développement, qui sont soumises à une idéologie du changement permanent, à une idéologie évolutionniste, où les pays en voie de développement doivent rattraper leur retard économique et technologique.

Ces politiques de changement, globales ou locales, fournissent quantité d’emplois à une véritable « industrie du changement ».

Par ailleurs, même si les finalités de ces changements mettent en avant un masque « philanthropique », elles sont souvent mieux partagées par ceux qui pilotent et appliquent le changement que par ceux qui le subissent. Car qui a besoin de ces changements ? Ceux qui les subissent, sans nécessairement en voir les effets bénéfiques promis ou attendus ? Ceux qui vivent de leur mise en oeuvre ? Ou ceux qui en récoltent indirectement les fruits ? Tout discours sur l’éthique de la recherche-action semble vain en dehors de ces questionnements. Comment expliquer, par exemple, qu’il existe si peu de recherches-actions qui visent à limiter le changement ? Ou à restaurer des situations antérieures à un changement technique – au sens large, ce qui inclut les techniques managériales ? Ou encore, des recherche-actions visant, non pas à la croissance des pays « sous-développés », mais à la décroissance des « pays développés » [10] ?

La réponse la plus plausible, c’est que le changement, à l’heure actuelle, obéit à ses propres finalités. Les professions du changement, dont les scientifiques font par exemple partie, ont acquis, au fil des ans, une sorte de monopole radical sur diverses activités de changement, et ils ont développé leurs propres idéologies et leurs propres techniques de changement. Aujourd’hui, ces idéologies et ces techniques de changement forment un système qui obéit à ses propres règles ; l’État, comme vecteur du changement, n’en étant plus qu’un élément parmi d’autres. Mais l’État est une machine lourde, et l’application du changement demande des techniques plus fines, plus adaptées, plus proches des situations particulières. Comme l’expansion de ces techniques est pourvoyeuse d’emplois, il paraît donc logique qu’elle se poursuive. Ce qui implique que le changement touche aujourd’hui la plupart des domaines sociaux. Il y a bien une expansion, une prolifération des techniques du changement.

Deuxièmement, il n’y a rien qui empêche formellement l’utilisation de la recherche-action à des fins de domination sociale (de domination douce, notamment), ou à toute autre fin. Si la recherche-action est une technique simultanée de transformation sociale et d’élaboration de connaissances, elle rejoint en cela les finalités des institutions politiques ou économiques. Ses partisans peuvent certes arguer que les finalités des acteurs, des chercheurs et des commanditaires de la recherche-action se définissent en commun, selon un principe d’efficacité « égalitarienne ». Mais elle se situe alors dans la continuité du taylorisme. Taylor, en effet, considérait que ses méthodes de travail étaient favorables aussi bien aux employés qu’aux patrons [11]. Et il voyait comme une condition sine qua non l’acceptation volontaire par les employés des méthodes de l’OST. Il souhaitait ainsi que, dans un intérêt mutuel bien compris, les ouvriers puissent participer à l’élaboration de la méthode de travail, s’ils avaient des idées intéressantes, au même titre que l’ingénieur. En somme, dans son esprit, l’ingénieur (le chercheur), le patron (le commanditaire) et les ouvriers (les acteurs) étaient des partenaires, orientées vers un objectif commun. Or, pourquoi l’objectif des entreprises aurait-il changé depuis l’époque taylorienne ? Et je voudrais ajouter, pour finir, qu’il est peu réaliste d’imaginer que dans un groupe, aussi restreint soit-il, les finalités vont se négocier selon un principe de parfaite égalité. C’est négliger le fait qu’un groupe laissé à lui-même est soumis à des phénomènes d’opinion difficilement prévisibles, et que les opinions, par ailleurs, peuvent être partiellement contrôlées par des techniques de propagande et d’influence.

On peut alors s’interroger. En quoi un groupe a-t-il besoin d’être piloté ? Et pourquoi prendre comme axiome l’idée que le groupe tend spontanément vers des méthodes non-démocratiques ? Car en somme, la principale différence entre le taylorisme et la recherche-action, est justement que la recherche-action veut se parer d’une certaine « neutralité technique », en dissociant la recherche-action de ses applications possibles. Le taylorisme n’allait pas si loin, et proposait clairement ses services dans le but d’accroître la finalité des industries (de la richesse du pays pour Taylor). La recherche-action se veut, quant à elle, déresponsabilisée de toute application pratique. C’est là une position courante dans la science moderne. La déresponsabilisation va même plus loin, puisque ce sont les acteurs qui sont censés avoir choisi les moyens de leur action, leurs finalités d’action et ceci dans la plus apparente des égalités. On rejoint ici l’idée de Spurk [12], pour qui la domination prend des formes de plus en plus insidieuses. On ne demande plus seulement à l’acteur d’obéir, mais de participer activement aux moyens de sa domination et de l’approuver sans retenue. Dans le cas contraire, en somme, il sera à l’origine de l’échec de la recherche-action, donc, à l’origine de son malheur !

La recherche-action ne risque-t-elle pas de devenir une technique subtile permettant de parvenir à cette fin ?

Conclusion : libérer la recherche-action en rompant avec le souci d’efficacité.

Pour aller au delà de cette critique, je voudrais terminer sur une noter positive. Je ne vois en réalité aucune fatalité à ce que la recherche-action devienne une technique instrumentalisée.

Seulement cela ne peut se faire que sous trois conditions.

  1. Faire en sorte que la recherche-action ne soit pas soumise à des finalités académiques et techniques, ou à des finalités économiques et politiques. Académiques, car la soumission aux finalités du milieu académique lui ferait inévitablement perdre son autonomie. D’abord parce que le marché mondial de la publication scientifique laisse peu de place à la diffusion de résultats scientifiques sous une forme non-académique, et qu’il limite en général, ses thématiques à des résultats sérieux. Or, l’innovation ne peut pas se fondre dans un tel moule. Ensuite, pour une raison fort simple : la recherche scientifique est aujourd’hui de plus en plus soumise à des impératifs de résultat et à un contrôle accru exercé par les organismes privés et publics. Quant à une recherche soumise à des impératifs économiques, elle est nécessairement dépendante des finalités en terme d’efficacité économique. Il n’est alors pas possible d’envisager une véritable création partagée de valeurs. Il en va de même de la recherche-action en politique, où la soumission aux contraintes du -#La deuxième concerne la forme de la recherche-action. Pour qu’une recherche-action ne soit pas organisée méthodiquement vers une recherche d’efficacité - donc qu’elle ne prenne pas la forme d’une technique -, il ne devrait y avoir aucun pilotage, ou pour le moins aucune méthode de pilotage. Tout au plus, à la rigueur, pourrait-il définir des critères éthiques de bonne conduite de pilotage - par exemple, une charte.
  2. La troisième concerne le financement de la recherche-action. Dès lors que le financement est directement lié au résultat de l’action, il est presque certain que celle-ci visera à conserver ce moyen de financement. Or, ce faisant, elle rentre dans une logique d’efficacité. Extraire la recherche-action de sa dimension technique, c’est donc faire en sorte qu’elle soit réalisée sans être financée - ou tout au moins, que le financement soit indépendant du résultat.

Ici, on me rétorquera qu’il n’existe pas de véritable action sociale désintéressée. Mais c’est une une vision bien étroite de l’action sociale et de l’intérêt. L’action qui vise à la transformation sociale, la créativité, contiennent, pour la plupart d’entre nous, leurs propres éléments de récompense. Rattacher la création au seul intérêt économique ou vouloir la canaliser à l’intérieur des méthodes de l’inventique ou de la recherche-action, est un non-sens historique et une absurdité sociologique. C’est un non-sens historique, car c’est oublier que la plupart des inventions humaines qui ont servi de supports aux innovations actuelles, et qu’on suppose « moins évoluées », sont bien antérieures à l’apparition des premiers marchés, ou alors, se sont développés indépendamment d’eux. C’est enfin une absurdité sociologique, car on sait parfaitement quelles sont les conséquences politiques d’une soumission totale du corps social à la rationalité. Et ceci demeure vrai que cette rationalité soit économique, scientifique, ou de toute autre nature.

[1Techniques au sens large, ce qui inclut les techniques des sciences humaines et sociales. Voir dans cette perspective Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, Economica, 2001.

[2Social, dans le sens d’action de transformation sociale.

[3Voir Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, Economica, 1990.

[4C’est du moins ce qui est avancé par Michel Liu dans Fondements et pratiques de la recherche-action, L’Harmattan, 1997.

[5Ibidem

[6Ceux-ci se référant à leurs propres traditions de mise en œuvre du changement.

[7Voir par exemple, le site 1libertaire ou alter-mondialistes, ainsi que dans l’économie sociale et solidaire.

[8Il faut relire, à ce sujet les travaux des précurseurs, comme Le Comte ou Le Play.

[9Sur ce point et ceux qui suivent, je m’appuie sur la caractérologie de la technique décrite par Ellul, Ibidem.

[10Je parle ici de croissance en terme de finalité, et non de réalisation effective – le terme étant parfois porteur, intrinsèquement d’une conception évolutionniste du développement, or, je verrais plutôt le problème, comme la domination de certaines techniques (les techniques occidentales) sur d’autres, sans qu’il ne soit vraiment possible de dire objectivement laquelle est la meilleure, la plus efficace

[11Fred. W. Taylor, La direction scientifique des entreprises, Dunod, 1957.

[12Jan Spurk, Une critique de la sociologie de l’entreprise - l’hétéronomie productive de l’entreprise, L’harmattan, 1998. Voir également Jean-Pierre Le Goff, Le mythe de l’entreprise - critique de l’idéologie managériale, La Découverte, 1996

PDF - 71.9 ko
Posté le 27 août 2013 par Benjamin Grassineau