Pascal Le Rest, La trilogie du jeu de vivre.

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Pascal Le Rest, La trilogie du jeu de vivre.

Les promesses du monde, 160p.
Le temps des blessures, 180 p.17,
Le tumulte des vagues,142 p.11 €,Paris, coll. « ethnographiques », L’Harmattan, 2014.

Pascal Le Rest est Docteur en ethnologie, ethnométhodologie et diplômé d’État en ingénierie sociale. C’est un praticien reconnu dans le domaine de l’action éducative en milieu ouvert. Il dirige deux collections à l’Harmattan.

En tant qu’auteur, il nous avait habitués à des ouvrages techniques. Il a écrit une trentaine de livres essentiellement destinés aux professionnels. Or, dans cette nouvelle série de publications, constituée de trois volets, Pascal Le Rest s’adresse à une large audience.

Ces trois ouvrages sont regroupés sous le titre La trilogie du jeu de vivre. On y retrouve Franck Lombard, un adolescent déjà présent dans une précédente publication intitulée Ethnographie d’un parcours adolescent, une jeunesse entre béton et bitume (Constitués également de trois volets).

La trilogie du jeu de vivre fait écho à cette dernière. Elle prend aussi pour objet l’identité et les modalités de construction psycho-sociale de la jeunesse. Elle enrichit la précédente publication en opérant un déplacement plus en amont dans la vie de Franck Lombard, qui est, comme je l’ai dit plus haut, le personnage principal des deux trilogies.

Franck Lombard vit dans la banlieue sud de Paris, à la fin des années 70. C’est un personnage en miroir de l’adolescent qu’a été l’auteur. Celui -ci dit lui même avoir tenté de s’envisager comme terrain ethnographique, pour pouvoir raconter un certain nombres de réalités humaines de cet âge de la vie. Franck Lombard est donc le narrateur de la situation vécue par l’auteur de cette trilogie. Il permet à cette histoire de se fabriquer sous nos yeux.

Entre histoire de vie et œuvre romanesque, la construction séquencée, faisant appel à la disparité de la parole, des sons et des images, conduit le lecteur à entrer en mouvement, en mobilité permanente. Il devient observateur, découvre, regarde, enregistre, écoute, apprend des réalités qui appartiennent à l’auteur. Ces réalités et les sentiments qu’elles génèrent nous sont rendus familiers par la forme de l’écriture qui préserve l’émotion, dans ce qu’elle a de plus humain.

A l’intérêt du témoignage, sur l’enfance et l’adolescence de l’auteur, à la qualité de l’écriture, s’ajoute l’éclairage ethnographique de cette histoire sociale. En effet, par la description minutieuse du contexte de l’action et la place laissée aux points de vue des personnages sur les évènements, l’auteur amène le lecteur à voir et à entendre ce qu’il a lui-même vu et entendu. Il induit ainsi une lecture compréhensive des interactions et des réalités sociales.

L’auteur adopte une démarche réflexive, fondée sur un travail constant d’auto-analyse. Réinterrogeant constamment les conditions sociales et le sens de chacun des actes qu’il pose, il se focalise sur la production de sens caractéristique des êtres humains, sur les déterminismes sociaux qui pèsent sur les personnes et encadrent leurs réactions. Il s’attache à comprendre l’action individuelle sous l’éclairage de l’activité collective.

La trilogie du jeu de vivre dramatise aussi de manière poignante la présence de l’instinct de destruction et d’agression, « l’amour et la haine » qui, comme l’affirme la psychanalyste Mélanie Klein, se nichent en chacun de nous. Cette trilogie dévoile, de manière compréhensive, la complexité et l’écheveau du vivre avec soi et avec les autres.

Dès le premier ouvrage, intitulé Les promesses du monde, nous sommes en présence d’un nourrisson puis d’un enfant qui, dès sa naissance, nous apparaît et nous parle de son monde perceptif. Certes la voix de l’auteur attribue à la conscience de l’enfant des mécanismes psychologiques qui ne se développeront que plus tard, dans la mesure où il prête à son personnage un vocabulaire et des facultés d’analyse qu’il ne possède pas encore. Mais cette observation ne déroute pas le lecteur : il entre dans l’histoire. Puis pas à pas, le lecteur accompagne Franck Lombard tout au long de son parcours jusqu’à ses 16 ans. Ce faisant, il devient le témoin privilégié de son cheminement, de ses interactions, de ses préoccupations, de ses conversations quotidiennes, de ses pôles d’intérêt. Pour Franck Lombard, le monde est un incommensurable et permanent champ d’expériences affectives, de recherche de soi-même. Il s’agit d’un long et douloureux combat qu’il livre pour tenter de venir à bout des mécanismes qui menacent de destruction son univers, son enveloppe personnelle. Il cherche le moyen de s’émanciper, de sortir de cette main qui le tient assigné dans un système d’oppression qui le dépasse et dépasse sa famille.
L’enfant-narrateur n’adopte pour ainsi dire jamais de conception manichéenne pour justifier ou condamner la brutalité qui l’entoure et qu’il subit. Il cherche le chemin pour sortir de la douleur qui l’écrase, pour se libérer de l’anxiété qu’il éprouve et qui assiège son esprit.

« J’avais grandi au fil des années avec la peur visée au ventre (…) Avec le temps, le conflit de mes parents avait aussi entrainé un conflit dans mon esprit (…) je voulais vivre comme Jérôme et non pas dans la solitude, le repli, la peur et le doute. Je le voulais mais je ne le pouvais pas » (p 172).

Franck Lombard est dans une quête de modèle, à la poursuite d’une figure à laquelle s’identifier. Il voudrait pouvoir ainsi s’émanciper de ces murs invisibles qui le tiennent enfermés dans une structure sociale et affective, où règnent les forces destructrices et où se fabriquent des moments de grande douleur.
« Quand je fume, je pense aussi à ce type que j’aperçois souvent par la fenêtre de la cuisine (…) je connais rien de ce type mais ce qui est frappant, c’est qu’il est heureux et même lorsqu’il part travailler (…) J’aimerais bien ressembler à ce type plus tard et connaître son métier pour faire le même » (p 124).

Autrement dit Franck Lombard, désire se dégager d’une identité subie. Il souhaite inscrire son devenir dans une identité voulue. Il cherche et en cherchant, il nous parle des grands moments de bonheur qui traversent parfois son existence ; il semble savoir que même si l’agressivité est une menace indépassable, le but de la vie est de vivre agréablement. Pour en arriver là, il déploie des efforts d’adaptation infiniment variés qui lui permettent de réaliser avec plus ou moins de succès et de bonheur cet objectif.

Dans cet ouvrage la puissance des forces émotionnelles qui enflamment l’esprit des personnages (pulsion d’amour et de haine) et l’influence de l’environnement sur chacun sont en interaction constante. C’est d’abord la découverte par le nourrisson d’une sécurité bienheureuse, l’amour de la famille, les « promesses du monde ».
Quelques années plus tard il fait l’expérience de la mauvaise humeur, de l’égoïsme, de l’avarice, de l’envie, de la jalousie, de l’inimitié et autres sentiments qui s’expriment avec plus ou moins de violence tous les jours, essentiellement dans l’espace clos du ménage. C’est ce sentiment d’une enfance baignée d’amour qui est mise à mal dans l’ouvrage intitulé Le temps des blessures. Dans ce second ouvrage Franck déploie jour et nuit un effort titanesque pour mettre à l’abri une partie de cette sécurité bienheureuse qu’il a éprouvée.

A travers ces trois ouvrages l’auteur illustre une tendance à réfléchir le présent en idéalisant une époque érigée en modèle – homogène - notamment cette période qu’une certaine taxinomie a rangé sous le vocable des « trente glorieuses ». L’histoire, qui s’inscrit dans cette période, montre une réalité dominée par la figure d’un pater familias, légitimée par les institutions étatiques et ses implications en matière de violence tant dans l’espace privé de la famille qu’à l’école. L’auteur nous parle aussi du silence qui entourait alors cette brutalité ordinaire, qui laissait indifférent le voisinage.

En lisant cette trilogie, ce sont les mécanismes de défense dégagés par Joan Rivière qui me viennent à l’esprit : « Nous essayons de venir à bout des forces d’agression qui sont en nous, dangereuses et désintégrantes ; par ces moyens, nous recherchons aussi une sécurité à l’égard de ces forces qui, si elles sont violentes, peuvent conduire à des privations douloureuses ou même à l’anéantissement », écrit-elle.
La théorie de la reproduction sociale de Pierre Bourdieu et l’option de l’interactionnisme historico-social me semblent avoir aussi accompagné l’écriture de cette trilogie. Elle est également proche de la définition de la transaction sociale énoncée par Marie-Noëlle Schurmans. Dans la mesure où dans cette histoire sociale, Pascal Le Rest articule « passé et avenir, partiel et global, individuel et collectif », il parvient à définir le rôle et le statut de ses personnages dans l’action collective et il arrive à concevoir son personnage principal comme être réflexif. En outre, son récit est un lieu d’initiatives et d’arbitrages, où se conjuguent logique d’intérêt et recherche de sens.

Cette trilogie nous aide à saisir comment se construit ce que le sociologue Alfred Schütz appelle « le monde de la vie quotidienne », Elle nous dit « comment le passé nous devient présent, comment l’histoire collective s’incorpore dans les significations que nous produisons par rapport à notre environnement » ( Charmillot& Dayer).
Elle nous montre comment les mécanismes de projection (Mélanie Klein) conduisent les personnages à répartir ailleurs les besoins fondamentaux issus de la « faim et du plaisir », et de la « déception rancunière » inscrite dans l’expérience humaine des être sociaux. Autrement dit comment les sentiments primitifs (amour et haine) éprouvés par les protagonistes sont déplacés sur des choses et des objets (vêtements, vélo, espace etc.)

« Mes parents se sont laissé piéger par le rêve d’une maison qui n’a produit que des cauchemars. Dans cette maison, ils ont mis en évidence ce qu’ils portent de plus négatif, de plus sombre » (p 106).
Le monde dans lequel s’inscrit l’enfance de Franck Lombard est mobile. Il se ferme, se rétrécit et s’ouvre, s’élargit. Il est fait de réalités, tantôt négatives, tantôt positives. Franck Lombard perçoit cette variante, car il porte en lui « la flèche du désir » qui selon Nietzsche doit tendre vers un objectif, au dessus de la fatalité.

La trilogie du jeu de vivre, de Pascal Le Rest, trois livres à lire. Car ils montrent les qualités d’écriture réflexive de l’auteur et l’intérêt d’une sociologie du quotidien qui milite pour le renouvellement de ce type d’ouvrage : une histoire sociale, une écriture de soi qui nous parle d’émancipation, dans un jeu déterminé par les attentes normatives. Une démarche réflexive qui part d’une situation sociale vécue et qui s’efforce de comprendre le sens de l’action sociale telle qu’elle se produit au cours de l’action même.

Posté le 16 novembre 2015 par Tahar Bouhouia