Etude systémique du changement d’organisation du travail en entreprise.

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Le cas du passage d’un système pyramidal vers un système semi-autonome.

Face aux évolutions de leur environnement, les entreprises s’adaptent en modifiant leur organisation du travail. Les modèles matriciels, les projets transversaux, les groupes semi-autonomes visent à répondre aux besoins de réactivité, d’efficacité par un meilleur partage des ressources. Ces évolutions reposent sur une multiplicité, dans le temps et dans l’espace, d’interfaces entre acteurs individuels ou collectifs qui induisent un développement des échanges transversaux au détriment des rapports hiérarchiques. L’analyse systémique des relations entre groupes de travail fonctionnant comme des systèmes distincts et organisés de manière très différenciée, l’un reposant sur une forte division verticale des tâches, l’autre s’apparentant plus un groupe semi-autonome, permet de mettre à jour les attributs, vecteurs du changement et facilitateurs de leur diffusion temporaire ou permanente à l’intérieur de chaque système concerné et de l’entreprise dans son ensemble. L’analyse de la dynamique fonctionnelle résultant des fréquentes interactions entre les groupes, leur adaptation organisationnelle, l’autonomie croissante dans les prises de décisions facilite l’identification de potentielles modifications au niveau des caractéristiques du système, notamment des régulations et des modes de gouvernance

To answer the evolutions of their environment, the companies adapt by modifying their organization of work. The matrix structures, the transverse projects, the semi-autonomous groups aim at meeting the needs for reactivity, of effectiveness by a better sharing of the resources. These evolutions rest on a multiplicity, in time and space, of interfaces between individual or collectives actors which induce a development of the transverse exchanges to the detriment of the hierarchy. The systemic analysis of the relations between differentiated working groups, one with a strong vertical division of the tasks, the other like a semi-autonomous group, makes it possible to update the attributes, vectors of the change and facilitators of their temporary or permanent diffusion inside each system concerned and of the company as a whole. The analysis of functional dynamics resulting from the frequent interactions between the groups, their organisational adaptation, increasing autonomy in the decision-makings facilitates the identification of potential modifications on the level of the characteristics of the system undertaken, in particular of the regulations and the modes of governance.

Introduction

Dans un environnement à fortes contraintes, de type bureaucratique, nous pouvons voir émerger deux groupes aux caractéristiques différenciées du reste de l’organisation.

Ces différences peuvent s’expliquer par les éléments suivants. ACP et SAI sont présents depuis peu dans l’organisation. Ils possèdent des compétences que n’ont pas les autres groupes. Leurs produits sont atypiques. Les procédures SA ne peuvent s’appliquer directement à leurs activités. ACP est localisé sur le site de SA, pas ACL. Cela leur confère une position d’électron libre. Ces différences sont à la fois des ressources mais aussi des contraintes. Les deux groupes et tout particulièrement ACP doivent être légitimés dans leur expertise. Mais ces différences leur permettent d’échapper à la standardisation des procédés de travail.

Interfaces entre groupes de travail

Nous allons étudier les interactions de ces trois groupes de travail aux différents modes d’organisation (ACP, SAI s’apparentent aux groupes semi-autonomes, ACL à une organisation bureaucratique), la nature des interfaces entre ces groupes, leurs effets sur leur propre organisation, sur le système en général.

Interfaces ACP/ACL

Les missions nécessitant des compétences localisées dans les deux entités, les missions de grandes envergures sont pilotées par ACL. Les responsabilités d’organisation, de planification, de répartition des rôles en fonction du niveau de classification, de contrôle relèvent du pouvoir du chef de mission qui est nommé par la direction de l’entité AC. Les règles et procédures en place sont celles de ACL. La participation d’ACP est requise pour apporter les compétences manquantes.

Prenons l’exemple d’une mission Hygiène et Sécurité pour un grand groupe industriel. La mission est pilotée par ACL. Elle fait appel aux compétences des ergonomes relevant de l’autorité d’ACP. En début de mission, les ergonomes ont fait remonter au chef de mission des pré requis pour mener à bien le diagnostic commandé. Certaines de ces remarques nécessitent une remise à plat du protocole standard d’intervention. Face à la pression des ergonomes, le chef de mission convoque tous les consultants de la mission pour une réunion de cadrage dans les locaux d’ACP sous la direction des responsables de l’entité AC. Auparavant, aucune réunion de cadrage n’avait lieu entre les deux groupes. Les remarques d’ordre technique ont été intégrées par le chef de mission dans le déroulé de la mission, pas les remarques liées aux conditions d’intervention ou de gestion de la mission. Durant la mission, ACP se conforme aux procédures formelles d’ACL. ACP entretient des nombreux contacts informels avec ACL notamment pour faire avancer la mission ou obtenir des informations supplémentaires. Les décisions et la validation des étapes sont centralisées par le chef de mission.

Interfaces ACP/SAI

Les acteurs du groupe SAI ne possèdent pas les compétences requises en ressources humaines et en organisation pour remplir une mission ARTT (aménagement et réduction du temps de travail) qui leur a été commandée. Ils rentrent alors directement en contact avec ACP pour créer un partenariat.
Le chef de mission à l’initiative de cette coopération spontanée a une faible ancienneté dans l’entreprise. Il réalise une réunion de cadrage avec les acteurs des deux groupes concernés. Une équipe projet voit le jour. Les rôles sont répartis selon les champs de compétences et non selon les niveaux de classification. Il n’y a pas de supervision directe du travail individuel mais des réunions de suivi régulières. Les membres des deux groupes échangent expertises, portefeuille clients, méthodes de travail... Les interactions sont spontanées. Celles liées au suivi de la mission sont formalisées.

Analyse de la dynamique fonctionnelle : passage d’un système pyramidal vers un système semi autonome

Nous allons analyser les effets de ces interfaces sur les groupes concernés puis sur l’ensemble de l’organisation.

  • Au niveau local, les effets des changements sont les suivants :
    Les effets du changement sont différents selon les normes et les règles de fonctionnement de chacun des groupes. Les impacts diffèrent eux aussi.

Analyse des interfaces ACP/ACL

ACP et ACL sont deux groupes de travail différenciés que ce soit au niveau géographique, organisationnel et culturel. Le premier relève d’une logique de type semi-autonome, le second, reflet de la culture d’entreprise, est de type pyramidal.

Nous pouvons constater de prime abord l’influence de ACL sur ACP. Le poids des procédures et des règles en vigueur standardise les relations formelles de travail.

Les régulations sociales entre ces deux groupes sont de types contrôle [1].

ACP s’adapte aux pratiques et règles d’ACL. Mais cette adaptation est localisée dans le temps et dans l’espace. Elle est momentanée, relative aux échanges formels de cette mission. Le groupe de travail ne les incorpore pas dans ses propres normes de fonctionnement. ACP entretenant d’autres interfaces avec d’autres groupes, notamment SAI avec lequel il applique ses propres normes.

Il ne s’agit pas d’un changement durable. Plutôt d’une perturbation.

Si effet d’apprentissage il y a, il semblerait que ce soit d’ACP vers ACL.
ACP communique sur ses méthodes de façon informelle par le biais des contacts réguliers et amicaux .Ces contacts sont basés sur la confiance et le partage de l’expertise. Ils serviront de vecteurs et de facilitateurs du changement. Le suivi client, les réunions de pilotage, la mutualisation des expertises, les ajustements mutuels en cours de mission, l’autonomie sont des attributs du changement que les membres d’ACL suscitent auprès de leur hiérarchie (chef de mission et responsable d’entité).

Malgré les régulations de contrôle, il y a un effet d’intégration de certaines caractéristiques d’ACP vers ACL qui viennent bouleverser l’équilibre ambiant et le système d’autorité. Ces modifications sont plutôt bien accueillies. La direction AC nomme un animateur réseau dans chaque groupe pour favoriser et cadrer les prochaines missions transversales. Mais l’animateur ACP rencontre de nombreuses difficultés à organiser des missions pilotées par son groupe.

Analyse des interfaces ACP/SAI

SAI évolue dans un univers très taylorien. Il se démarque des autres groupes par son expertise sectorielle, sa faible ancienneté, le profil de ses salariés, la nature des missions qui sont différentes du reste de SA et nécessitent de nouvelles compétences, son organisation de type semi-autonome. Ces caractéristiques intrinsèques forment comme une sorte de bulle de protection face à la standardisation massive des méthodes de travail.

Les interactions sont à l’initiative des acteurs SAI, hors protocole opératoire. SAI tisse des interfaces de type partenariat avec ACP. Ils s’organisent selon leurs besoins et non selon les procédures en vigueur, les ordres hiérarchiques.
Le fonctionnement de ce groupe mixte reprend les caractéristiques des deux groupes. Les régulations sociales entre ces deux groupes sont de type régulations inter-groupes autonomes.

Les interfaces favorisent la construction commune. Par ce biais ACP transmet à SAI ses normes de fonctionnement, ses valeurs culturelles, son expertise. Mais ACP s’adapte en même temps aux règles et procédures de SA qui encadrent les productions de SAI.

Les régulations inter-groupes autonomes sont de réels vecteurs du changement puisqu’elles permettent de co-construire de nouvelles normes de fonctionnement à partir des caractéristiques des deux entités en présence. L’autonomie, l’organisation du travail, la responsabilité, les valeurs culturelles, la confiance sont les attributs partagés des interactions.

  • Au niveau de l’organisation, nous pouvons émettre les remarques suivantes :

La dynamique fonctionnelle étudiée s’apparente à la phase de développement de l’organisation. Elle repose sur une étape d’adaptation des éléments du système à l’évolution de l’environnement grâce aux multiples interactions. Ces interactions favorisent par leur occurrence l’apprentissage du changement.

Nous aurions pu émettre l’hypothèse que le poids des régulations de contrôle dans une organisation fortement centralisée pousse à la standardisation des normes et pratiques de fonctionnement de tous les groupes. Mais des impacts non prévus, des effets téléonomiques vont rejaillir sur la stratégie du système dans sa globalité.

En effet, les micro-innovations qui résultent d’un phénomène d’adaptation à l’évolution de l’environnement du système ont une certaine portée sur le reste de l’entreprise.

Nous pouvons constater que les interactions transversales favorisent la transmission des pratiques d’ACP au reste de l’organisation, notamment par le biais de SAI qui fonctionne en marge du système mais qui a une position reconnue dans le système ainsi qu’une compétence non maîtrisée. Ces interactions servent de transmetteur, de vecteur du changement en direction des autres groupes aux pratiques standardisées.

Les modifications des caractéristiques des éléments du système dépendent de la position de ces éléments dans le système et du processus d’intégration, différenciation dus aux interactions. ACP possède une expertise métier qui la place hors d’atteinte des procédures SA.

Par les interfaces latérales, les groupes découvrent, partagent d’autres façons de travailler, d’autres valeurs et portent ces micro-innovations vers le reste de l’organisation. En les mettant à leur tour en oeuvre, ils les légitiment et par là même légitiment ACP.

Ces innovations se transmettent via les régulations intergroupes autonomes, la coopération, la confiance, l’autonomie. Les pratiques locales se transforment. Il y a apprentissage du changement.

Or, les régulations intergroupes autonomes dérogent aux règles qui structurent l’organisation. Et pourtant, elles génèrent des effets imprévus qui échappent au contrôle avant d’être réappropriés par la direction.

La direction de l’entreprise consciente des évolutions décide de lancer plusieurs projets de modernisation pour intégrer certaines de ces pratiques à l’ensemble du système. Elle met un place au niveau de la direction un groupe projet réunissant de nombreux acteurs décisionnaires pour penser la réorganisation de l’entreprise. A plus court terme, un projet ressources humaines vise à redéfinir les rôles et les responsabilités de chacun non plus selon une logique pyramidale mais selon une logique compétences.

Nous pouvons noter un effet d’encastrement des caractéristiques de fonctionnement des groupes semi-autonomes sur l’ensemble du système bureaucratique par le biais d’un tiers, SAI. Ses caractéristiques, appartenance à SA qui lui octroie une légitimité, organisation de type semi-autonome qui lui permet d’échanger avec ACP pour ensuite afficher ses pratiques en font un facilitateur du changement.

Une organisation informelle existe en parallèle de l’organisation prescrite. Elle remet en cause le principe de division verticale de l’organisation et la gouvernance classique au profit d’une organisation plus flexible basée sur des interactions transversales et reposant sur un mode de gouvernance plus participative. Les régulations transversales, autonomes mettent à mal la subsidiarité en place. Il ne s’agit plus de se référer au niveau supérieur en cas de difficultés mais de tisser des partenariats locaux pour résorber les manques de compétences. La division verticale du travail, le système d’autorité, de contrôle s’en trouvent bouleversés. Les valeurs culturelles propres à la culture de gestion de l’entreprise sont impactées.

La subsidiarité active permise par le développement des interfaces transversales de type régulation autonome intergroupe permet alors de passer :

  • d’une logique de moyens à une logique de résultat,
  • d’une organisation hiérarchique à une organisation en réseau,
  • d’une logique d’autorité à une logique de compétence métier.

La gouvernance devient plus participative. Les groupes occupent une place plus importante dans le processus organisationnel.

Cependant le développement des relations transverses ne pourra se générer à l’ensemble de l’organisation, même avec le soutien de la direction, que si le système de valeurs de l’organisation évolue à son tour.

Conclusion

Le passage d’une logique pyramidale où les groupes sont distincts et se juxtaposent vers une logique semi-autonome où les groupes coopèrent, fonctionnent en réseau repose sur le développement des régulations autonomes intergroupes et du système de valeurs culturelles. Ces régulations remettent en cause les principes de gouvernance classique au profit de l’autonomie, de la coopération horizontale, propres à la gouvernance participative.

[1REYNAUD JD (1993), Les règles du jeu, l’action collective et la régulation sociale, Paris, Colin

Posté le 5 avril 2006 par Sandrine Sojecki