L’humilité

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Extrait du Didascalicon de Hugues de Saint-Victor et petit commentaire sur Ofellu

La première partie de cet article est une copie d’un court extrait de la traduction du texte original faite par Michel Lemoine. Elle correspond à celle publiée aux éditions du Cerf, livre III, chapitre 13, pp145-8.

Nous remercions ici les éditions du Cerf, détentrices du copyright, qui nous ont autorisé à diffuser ce texte. Pour obtenir et/ou acquérir le droit de reproduction intégrale ou partielle de ce texte, par quelque procédé que ce soit, merci de vous adresser au service des droits de reproduction des Éditions du Cerf.

Le principe de la discipline consiste dans l’humilité ; quoi que ses enseignements à son propos soient nombreux, il y en a trois qui concernent avant tout le lecteur. D’abord celui-ci ne doit faire bon marché d’aucune science, d’aucun écrit. Ensuite, il ne doit pas rougir d’apprendre auprès de qui que ce soit. Enfin, une fois qu’il domine la science, il ne doit pas mépriser les autres.

Beaucoup se laissent prendre à paraitre sages avant l’heure. Du coup ils s’enflent d’arrogance, se mettent à singer ce qu’ils ne sont pas et à rougir de ce qu’ils sont réellement. Ils s’éloignent d’autant plus de la sagesse qu’ils jugent, non qu’ils sont sages, mais qu’on les juges tels. J’en connais beaucoup de ce genre là : alors qu’ils ne possèdent pas encore les bases élémentaires, ils ne daignent s’intéresser qu’aux sommets et se croient devenus grands du seul fait qu’ils ont lu les écrits ou entendu les propos des grands et des sages. « Nous les avons vus, disent-ils. Nous avons été leurs disciples. Souvent ils s’entretenaient avec nous. Ces sommités, ces hommes célèbres nous connaissent. »

Ah, si seulement personne ne me connaissait, mais que je connaisse tout ! Vous faites gloire d’avoir vu Platon, non de l’avoir compris. Dès lors il est indigne de vous, à mon avis, d’être mes élèves. Je ne suis pas Platon, je n’ai même pas eu le mérite de voir Platon. C’en est assez, vous avez bu à la source même de la philosophie. Ah, si seulement vous aviez encore soif ! après avoir bu dans une coupe en or, le roi boit bien dans un pot de terre. Pourquoi avoir honte ? Vous avez écouté Platon ? Ecoutez aussi Chrysippe ! Comme dit le proverbe : « Ce que tu ignores, Ofellus [1] le sait peut-être ». Il n’est donné à personne de tout savoir, inversement, il n’est personne qui n’ait reçu de la nature quelque don particulier.

L’étudiant avisé écoute volontiers tout le monde, il lit tout, ne méprise aucun écrit, aucune personne, aucun enseignement. Sans faire de distinctions, il cherche auprès de chacun ce qu’il sait lui faire défaut, sans tenir compte de ce qu’il sait, mais de ce qu’il ignore. C’est ce qui fait dire après Platon : « Je préfère apprendre d’autrui avec discrétion que d’étaler effrontément ce que je sais ». Pourquoi en effet rougir de s’instruire et de ne pas avoir honte d’être ignorant ? L’indécence est moindre dans le premier cas que dans le second. Autre choses, pourquoi vises-tu les sommets, alors que tu gis sur le sol ? Examine plutôt ce que tes forces sont capables de porter. On progresse plus convenablement quand on progresse en ordre. En voulant faire un grand saut, certains tombent dans un précipice. Donc, ne te hâte pas trop, tu n’atteindras que plus vite la sagesse. Apprends volontiers de chacun ce que tu ignores, car l’humilité te permet d’accéder au partage de ce que la nature a donné à chacun en propre. Tu seras plus savant que tous, si tu consens à apprendre de chacun. Bref, ne fais bon marché d’aucune science, puisque toute science est bonne.

Ne néglige, si tu en as le temps, la lecture d’aucun écrit. Si tu ne t’enrichis pas, tu ne perds rien non plus, d’autant qu’il n’est, à mon avis, aucun écrit qui ne propose quelque chose d’intéressant, dès lors qu’on l’étudie à l’endroit et selon la méthode qui convient, ou même encore qui ne comporte quelque chose de spécial que le fureteur attentif aux mots ne sache glaner, avec une satisfaction proportionnelle à la rareté de ce qu’il n’aurait pu trouver ailleurs.

Toutefois, ce qui supprime le meilleur ne saurait être bon. Si tu ne peux tout lire, lis le plus utile. Même si tu pouvais tout lire, il ne faudrait pas pour autant te donner autant de mal pour tout. Mais il faut lire certaines choses pour qu’elles ne nous restent pas inconnues, et d’autres simplement pour en avoir entendu parler ; quand ce n’est pas le cas, en effet, nous leur attribuons parfois plus de valeurs qu’elles n’en ont réellement. En outre, on évalue plus facilement ce dont on connaît les fruits.

Tu vois maintenant combien t’es nécessaire cette humilité, pour ne mépriser aucune science et apprendre volontiers de tous. De même tu as avantage, quand tu commences à savoir quelque chose, à ne pas mépriser les autres. Certains tombent dans le travers de cette vanité parce qu’ils considèrent leur propre savoir avec une attention excessive, et quand ils estiment être devenus quelque chose, ils jugent que d’autres ; qu’en fait ils ne connaissent pas ; ne sont pas, n’ont pas pu devenir comme eux. De là l’effervescence actuelle des marchands de sornettes qui tirent, on ne sait d’où, matière à se faire valoir ; ils taxent les premiers Pères de simplicité et se figurent que la sagesse, née avec eux, mourra de même. Ils prétendent que dans l’Ecriture sainte la façon de s’exprimer est tellement simple qu’il n’est pas nécessaire d’écouter les maîtres qui en parlent, et que chacun est capable, grâce à ses capacités personnelles, de pénétrer les arcanes de la vérité. Ils froncent les narines et pincent les lèvres face à ceux qui étudient les choses divines, et ne veulent pas comprendre qu’ils font injure à Dieu en prêchant sa parole, simple il est vrai, par la beauté de l’expression, mais rendue insipide par la corruption de son sens. Voilà une façon de faire que je ne recommande pas.

Le bon étudiant doit être humble et doux, absolument étranger aux vains soucis et aux attraits des plaisirs. Il doit être appliqué et empressé à s’instruire auprès de tous, à ne jamais présumer de sa science, à fuir comme un poison les auteurs de doctrines perverses, à s’initier longtemps à l’étude d’un sujet avant que d’en juger, à ne pas chercher à paraître savant, mais plutôt à l’être, à aimer les propos bien compris des sages, à s’appliquer à les garder toujours sous les yeux, comme le miroir où l’on regarde son visage. Et, si par hasard, certains points obscurs mettaient sa compréhension en échec, qu’il n’aille pas aussitôt se répandre en critiques, comme si rien n’était bon que ce qu’il a pu lui-même saisir. Voilà ce qu’est l’humilité pour qui s’adonne à l’étude.

Petit commentaire sur Ofellus

Michel Lemoine, traducteur du didascalicon, nous précise qu’Ofellus est un paysan « plein de bon sens » [2]. Toutefois la satire 2 du livre 2 [3] d’Horace est encore plus explicite et touche directement le sujet de notre étude, si on prends le temps de la lire dans le texte en latin. :

« Ofellus, rusticus ab normis sapiens crassaque Minerva » .

La version française de l’édition bilingue des belles lettres est la suivante suivante : « Ofellus, un campagnard, sage en dehors des formules et dont la Minerve était sans finesse ». Même si la note de bas de page précise qu’il dispense de sages conseils « qui ne relèvent aucunement des formules d’écoles » ce qui complète avantageusement la traduction, l’expression « sans finesse » reste plutôt dévalorisante pour notre homme. [4]

D’autres traductions, comme celle de Leconte de Lisle, ont également cette tournure dépréciative impliquant un jugement de valeur : « un rustique, un savant sans études, doué d’une Minerva grossière » [5].

La dissonance porte sans doute ici sur l’interprétation de crassaque, dont l’étymologie vient du verbe crassecere qui signifie à peu de chose près prendre de l’épaisseur ou de la consistance.

Or Horace a de la sympathie pour Ofellus, voisin de sa famille à Venouse, qui possédait un domaine rural dont il fut, tout comme lui, dépouillé au profit d’un soldat vétéran. Il s’agit du même Ofellus avec qui il partageait des moments agréables « J’avais un voisin pour aimable convive, nous nous régalions… » [6]. Nous voyons mal Horace être malveillant à son égard, et prenons plus cette satire pour une sorte d’hommage.

Ajoutons ici que dans le texte latin, "Minerva" garde sa majuscule. Dans son acception littéraire, la "Minerva" est assimilée à l’habileté rhétorique et poétique d’un auteur, mais on peut aussi émettre l’hypothèse que cette majuscule correspond plutôt à celle d’un nom propre. Dans ce cas, cela signifierait probablement qu’Ofellus incarne en propre la fonction divine de la déesse romaine (très facilement assimilable à Athéna, fille de Zeus et de Metis).

Cette hypothèse nous semble cohérente et permettrait d’évoquer, au-delà du bon sens, l’intelligence rusée d’Ofellus, et les conditions dans lesquelles elle s’est développée, au contact d’une terre (humus) qui n’est plus seulement la sienne, et dont le dépouillement (et la frugalité induite) lui aura sans doute permis de se concentrer sur sa seule fonction de transformation du monde [7].

Il obtiendrait ainsi le droit d’incarner Minerva, la mètis, non pas grossière mais consistante, massive, dense… C’est d’ailleurs avec talent et habileté [8], qu’il amène son discours et ses conseils, à tel point qu’Horace reprends ses mots tels quels dans le texte de ses satires...

Il l’obtient non pas en tant que combattant courageux, mais en tant que « vaillant cultivateur à gages » [9] travaillant pour les autres et non plus pour lui seul. Dans les deux cas sont des modèles de personnes humaines faisant face à l’adversité, ou mieux, « faisant avec » et le mettant au profit de la communauté. Ofellus est donc un bon citoyen romain et mériterait en cela le droit d’incarner Quirinus, et de porter sa lance (quiris, signifiant également citoyen), mais il est aussi ab normis, un déviant plutôt autodidacte (puisque éloigné des écoles).

A la fois séparé des normes recouvrant les apparences trompeuses de la société romaine qu’il dénonce dans son discours, intégré dans l’essence même de sa fonction de citoyen, Ofellus n’a alors rien d’un rustre cul terreux doué de bon sens , mais plus d’une sorte de saint ou de personnage sacré (puisqu’il est en relation avec le divin de Minerva) paysan (georgos, qui travaille à la terre) et citoyen porte-lance, prêchant l’humilité, et qui ne dit son nomos, sa fonction, qu’a celui qui est assez humble pour ne pas rougir d’apprendre à le connaitre…

[1Note du traducteur : Dans Horace (Saturae, 2 , 2), Ofellus est l’exemple du paysan avec son bon sens.

[2LEMOINE. M. In SAINT-VICTOR, H. (de), Op Cit, Cerf, Paris, 1991, p146

[3(Saturae, 2, 2)

[4Voir HORACE, Satires, trad. VILLENEUVE F., Les belles lettres, ed. Bilingue, Paris 2002 p129.

[5HORACE, œuvres de Horace : traduction nouvelle, Tome Second, trad. LECONTE DE LISLE C.M.R., Alphonse Lemerre, Paris, 1873, p77.

[6nous soulignons, HORACE, Op Cit, 2002, p139

[7On retrouve ici des idées franciscaines, et peut être un peu cisterciennes…

[8et non invicta Mineva

[9nous soulignons, HORACE, Op Cit, 2002, p. 139.

Posté le 19 décembre 2008 par Marc Riedel