Incasabilité et Prévention Spécialisée

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La prévention spécialisée : dispositif adapté pour prendre en charge les « incasables »

L’incasabilité est un phénomène repéré par une identification de ce que nous pouvons appeler les « enfants-problèmes » ou « sujets impossibles [1] » et celui-ci serait spécifique aux institutions consacrées habituellement au secteur de la Protection de l’Enfance. Cependant, ces établissements censés accueillir et accompagner ces jeunes ne seraient plus adaptés laissant apparaitre par cette entité « incasables », un sous public parmi les jeunes placés à l’aide sociale à l’enfance.
La prévention spécialisée historiquement fondée à partir de ce type de jeunes peut-elle jouer un rôle aujourd’hui et contribuer par une participation active à la compréhension du phénomène d’incasabilité pour une prise en main efficiente ?
Les difficultés de ces jeunes en institution ainsi que leur soif de liberté remettent en question un accueil « dans les murs » pour favoriser une modalité d’accompagnement « hors les murs » tel que le propose la prévention spécialisée.

Incasabilité et professionnalité de l’éducateur spécialisé

Si le terme « incasables » s’ajoute à la longue liste de ceux employés au cours de l’histoire (incurables, inéducables, idiots, mongols, débiles, arriérés profonds, inassimilables, patates chaudes, etc), il doit sa paternité au psychiatre Jean Pierre Chartier [2] décrivant par-là, ces adolescents « ni vraiment fous, ni simplement délinquants » mais parfois un peu des deux. En somme, la difficulté de les catégoriser, à repérer leurs troubles a introduit le présupposé suivant : l’absence de solution provient du jeune. Ainsi, c’est parce qu’il est incasable qu’il n’y a pas de solution.

Souvent désignés par la société comme des sales gosses, ces enfants sont décrits par Jean-Pierre Chartier autour de caractéristiques résumées par la formule des trois D : le Déni (incapacité de l’adolescent à se situer en tant que responsable de ses actions) ; le Défi (du droit et de l’autorité sous toutes ses formes mais aussi de l’autre et défi de soi-même) ; le Délit (réalisation immédiate de l’acte interdit). Échappant à toute définition scientifique, juridique et administrative, ces sujets du « ni, ni » constituent par leur entité propre un public spécifique identifié par son profil « flottant [3] ». Ils constitueraient ainsi, dans cette catégorie d’enfants difficiles, une sous-catégorie insaisissable souvent assignés à un destin chaotique tel que nous le montre cet exemple :

La situation de Zohra, 15 ans, abordée en réunion d’équipe pour ses mises en dangers associant à la fois une problématique de prostitution et une délinquance accrue, a amené Marc éducateur à baisser les bras et affirmer haut et fort que la suite de ce parcours ne se fera qu’en prison ou en psychiatrie. En effet, Zohra vend de la drogue (cannabis/cocaïne) et est pilier d’un réseau de prostitution dans lequel, elle recrute d’autres filles…de foyers de préférence : belles, jeunes et naïves, elle les formate par l’appât du gain... Variant ses tarifs en fonction des clients, Zohra pouvait amasser 2000 euros par semaine. Accueilli en mini-collectif, elle décidera finalement par quitter ce lieu, les règles étant trop contraignantes et comme elle le disait bien :

« Avec l’argent que je gagne, je n’ai pas besoin de vous. Vous n’êtes même pas capable de voir que c’est une chance pour vous que je rentre… ».

Nous ne savons pas ce qu’elle est devenue mais qui sait…

L’idée d’un destin chaotique concentre un peu trop parfois l’attention des professionnels versant l’éducatif dans l’exercice d’un pronostic. L’éducateur porteur d’espoir devient tout d’un coup porteur de désespoir, déterministe et diseur de bonne aventure de surcroît. C’est oublier les écueils de l’adolescence, quête de sens et quête identitaire agissant avec force particulièrement lorsque l’enfance n’a pas fait l’objet d’une sécurité affective solides. Transition vers l’âge adulte, l’adolescence n’est pas l’âge adulte. De la même façon que rien n’est joué avant six ans, rien n’est également joué dans la vie. Occulter les aléas possibles d’un quotidien, d’un destin c’est radicalement enfermer le jeune. Une rencontre, un évènement, une opportunité peut tout faire basculer. Ainsi, acteurs d’une vie quasi insupportable, ces jeunes interrogent le principe de sérendipité. Combien de chemins tortueux ont abouti à des parcours vertueux…ou pour le moins ordinaires ? Nombreux sont les exemples en la matière, chez ces jeunes comme chez les anciens :

C’est le cas de Yazid Kherfi (rencontré en formation d’éducateur à l’irts), déterminé à faire carrière dans le grand banditisme. C’est lors de son incarcération risquant la double peine (retour définitif en Algérie après la prison) qu’il rencontre des éducateurs de prévention spécialisée lui proposant de l’aider à sortir de prison. Animé par des préjugés tel que sa position « anti-blanc », « anti-français », il refuse au départ…par fierté. Il est ainsi tiraillé entre son désir de trouver une issue et ce qui lui coute le plus : être aidé par des français blancs. Le dilemme est difficile. Le savoir-faire et la détermination des éducateurs à le sortir de cette épreuve, à supporter son rejet et à solliciter sa raison l’emporteront. Yazid cède et accepte cette main tendue. Timidement dans un premier temps puis la rencontre s’installe pour inviter Yazid à un nouveau regard, à une nouvelle trajectoire. Il y passe son bac, poursuit ses études, sort de prison pour devenir sociologue…

L’histoire de Sonia est également évocatrice à ce sujet :

Sonia est une jeune placée à 16 ans suite à la folie de sa mère, le père séparé ayant refait sa vie aux Antilles. Dans notre structure de semi-autonomie, Sonia ne laisse place qu’à la violence envers les éducateurs, jeunes et même sa référente ase n’hésitant pas à l’invectiver lors des synthèses. Elle organise le soir après le coucher des mini-putschs avec d’autres jeunes affiliés à sa cause notamment contre les éducateurs qu’elle n’apprécie pas. Cleptomanie, insultes de la cheffe de service, altercations verbales et physiques rythme un quotidien empreint de tensions. Après une énième altercation physique dont je fais l’objet (ayant empêché un règlement de compte), l’équipe, usée, souhaite l’orienter pour ne pas dire l’exclure. Après un débat animé sur son cas, le chef de service m’accorde le dernier mot. Et pour moi de répondre :

« Ces conflits ne sont rien d’autre qu’une mise au travail. L’orienter, c’est l’abandonner. Il nous faut tenir et poursuivre le travail…sinon qui le fera ? »

Se sachant sur la sellette, Sonia est surprise de rester sur le groupe. La prise en charge se poursuit tant bien que mal…. Rancunière, mes tentatives de renouer le lien sont vaines. Cela durera toute une année, sans un regard ni même un bonjour. Une éternité pour moi…à tel point que je lâche et désespère ; période pendant laquelle, une collègue de l’équipe travaille dans l’ombre pour une réconciliation…
Cette nouvelle chance, cette détermination à vouloir continuer son accompagnement semble avoir modifié le raisonnement de Sonia. Elle confie à cette collègue de l’ombre son désir de se reprendre et de repartir à zéro sur de nouvelles bases...
C’est ainsi qu’un soir après une année sans échange, elle me demande une entrevue que j’ai accepté sur le champ, celle-ci l’amenant à me confier ses remords sur sa propre attitude à mon égard. Sans s’arrêter de pleurer, elle explique sa difficulté :

« Je n’arrivais pas à revenir vers toi. Tu as protégé ce garçon qui a volé la bague de mariage de mes parents. C’était trop dur pour moi… » …

Cette première étape de réconciliation favorisera une deuxième étape de travail et non des moindres car elle s’articulera autour de sa mère. Lors d’un week-end, Sonia se livre et m’explique que sa mère ne vit pas loin de la structure (à environ 20 minutes en voiture) et…dort/vit dans sa voiture. D’où les pacs d’eau, (sujets de nos questionnements sur la gestion du budget pourquoi achètes-tu autant de bouteille d’eau ?), les retours tardifs à la structure, etc. Tout ceci était lié à la situation de sa mère, en détresse psychique, livrée à elle-même après avoir été expulsée.
Elle révèle ainsi :

« Oui, les pacs d’eau c’était pour ma mère, pour qu’elle se lave. Ma mère ne me demandait rien sauf des bouteilles d’eau pour se laver. Se laver, c’est sa fierté… Ça fait deux ans qu’elle vit dans sa voiture et change de parking de temps en temps. Mais là, sa voiture déconne, la batterie est peut-être morte, je ne sais pas. Elle cherche un mécanicien pour ça, comme ça elle peut rouler et se chauffer un peu. Je ne veux pas qu’elle passe le prochain hiver dehors. C’est pour ça que je voulais travailler et vos réponses sur ma minorité m’énervaient. Je ne peux pas bien dormir ici à l’appartement quand je pense à elle. En été ça va mais pas hiver, bref… ».

C’est en concertation avec les éducateurs de prévention spécialisée que nous avons pu mener un travail autour de cette mère sujette à une prise en charge psychiatrique : mise en lien avec le Samu social, le 115, réparation de la voiture, solutions d’aide sociale via l’assistante sociale de la MDS (Maison Des Solidarités), etc…
Cette collaboration a créé un lien fort entre la jeune et l’équipe à tel point qu’elle nous a confié son secret : comprendre la folie. D’où ses études aujourd’hui en master de psychologie…

Situés entre l’éducatif et le psychiatrique, ces enfants restent si difficiles à classifier qu’ils se trouvent balader, balloter entre ces deux secteurs, observation que l’on retrouve dans la situation suivante :

Après une consultation dans laquelle les éducateurs sollicitaient l’hospitalisation de Rachid, 9 ans ayant à son « actif » 36 institutions (suite à des agissements de mises en danger), le pédopsychiatre après s’être entretenu avec l’enfant a décliné cette demande en invoquant la nécessité d’un cadre sécure pour cet enfant, cadre relevant, selon lui, du secteur éducatif et non d’une contenance à vocation psychiatrique. »…

Autre situation éloquente à ce sujet : celle de Roland.

Sa candidature est étudiée en commission d’admission pour très vite aboutir sur le profil d’un jeune « dangereux » au motif de trois passages à l’acte violents (dont l’une avec arme blanche) auprès d’éducatrices, l’une d’entre elles ayant déposée plainte.

Étant rejeté et dénigré par sa mère, il est évalué comme « ne supportant aucune contrainte et surtout reproduisant auprès de ces éducatrices, la violence infligée par sa mère. Roland développe ainsi une problématique vis-à-vis des femmes ». De cette description, les fantasmes émergent et font de ce Roland, (jeune antillais de 17 ans), un « Guy-Georges » (tueur de l’est-parisien) moins violent mais étant quand même centré sur les femmes : en somme, ce jeune est un « Guy-Georges » potentiel.

Mis à contribution en binôme avec mon chef de service de l’époque, nous rencontrons ce jeune sous traitement et bouffie par ses doses de tercian. Il m’expliquera plus tard ces altercations avec ces éducatrices. Progressivement, l’équipe s’apercevra que Roland est différent du jeune décrit dans le rapport d’admission et ne suscite pas les craintes attendues (notamment par les femmes de l’équipe). C’est même le contraire, les éducatrices de l’équipe apprécient le jeune celui-ci s’inscrivant en retour dans cette réciprocité. Au fur et à mesure, le traitement médicamenteux diminue. Roland apprend s’adapte au groupe, aux adultes, à son environnement social. Quelques heurts se produisent bien sûr mais la mise en mot, le temps accordé aux échanges et discussions freinent le recours aux passages à l’acte…

Roland se confie peu à peu et en effet, il exprime sa relation difficile avec sa mère et sa douleur face à ce père inconnu. Gay, son identité sexuelle apparaitra dans sa souffrance…qu’il confiera à certaines éducatrices. Surprise totale pour celles-ci pensant, au départ, voir en ce jeune leur pire ennemi.

Ces dernières années, le phénomène d’incasabilité s’est traduit par une crise des établissements de protection de l’enfance menant l’aide sociale à l’enfance à opérer une catégorisation de ces jeunes ceci tout en lui accordant des moyens spécifiques. Cette crise, étudiée sous de nombreuses coutures, a mis en scène de multiples facteurs essentiellement centrés sur une classification sectorielle, pathologique et institutionnelle mettant particulièrement en lumière les dysfonctionnements des institutions notamment dans leur capacité à repérer les traumas agissant dans les trajectoires des enfants (étude de Jean-Yves Barreyre). Cependant, une hypothèse semble avoir été minimisée voire peu ou pas du tout explorée : il s’agit d’une relation possible entre incasabilité et professionnalité. Ici, je veux parler des éducateurs spécialisés.

Professionnels de première ligne dans les institutions de protection de l’enfance (mecs, foyers de l’enfance, etc), les éducateurs spécialisés représentent le corps de travailleurs sociaux le plus représenté dans l’accompagnement de ce public. Formés à l’art de la relation [4], ils semblent tout désignés à pouvoir assurer le contact avec ces enfants marqués essentiellement par la pathologie indiquée de trouble de l’attachement (ou hospitalisme) [5]. Néanmoins, un discours de plainte fait son apparition chez ces éducateurs attirant ainsi l’attention sur les difficultés rencontrées dans leur pratique :

« Cette jeune n’est pas adaptée, regarde, elle rentre toujours après 22h… » ;

« Lui, à chaque fois, il dort et ne va pas en cours. Il nous enfume. Que veux-tu qu’on fasse ? De toute façon, il n’aura pas de contrat jeune majeur. Quand il sera à la rue, il comprendra… » ;

« Ces jeunes relèvent de la psychiatrie. La preuve, pour certains, on ne fait que leur donner du tercian… ».

Au cours de mon expérience, nombre de jeunes ont été orientés au motif de ne pas être adaptés car trop bruyants : « Je n’éteins pas la musique… Il n’y a que nous dans le bâtiment de toute façon donc je ne dérange personne, alors arrête… » ; trop contestataires vis à vis des règles : « C’est bon ! Je cuisine à l’heure que je veux… » ou pas assez actif : « Laisse-moi dormir, j’irais plus tard à la mission locale... ».

S’appuyant sur la notion d’adaptation, nombres d’équipes et d’établissements font de l’orientation une solution immédiate aux problèmes posés par le jeune. Par ce type de procédé, c’est l’inscription dans un parcours « initiatique » de rupture institutionnel qui se présente pour finalement voir aboutir des jeunes entamant une véritable carrière [6] dans les établissements de protection de l’enfance comme nous l’indique Yannick par ce témoignage :

« J’ai fait presque toute la France en allant de foyer en foyer : dans le nord, le centre, le sud et la campagne aussi. J’ai voyagé et vu des bleds tout pourris que je ne savais même pas que ça existait... Ce que j’ai le plus aimé dans tout ça ce sont les séjours de rupture surtout dans le sud. C’est marrant parce que les éducateurs dans le sud, ils sont plus cools qu’ici… ».

Ce recours (des éducateurs spécialisés) à ce discours basé sur les notions d’adaptabilité/d’inadaptabilité des jeunes est plus qu’interrogeant et se devait d’attirer notre attention sur une possible mutation d’une pratique voire d’un métier. L’adaptation, étant la notion clé du travail social celle-ci traduite « poliment » par l’autonomie et la citoyenneté, se voit convoquée aujourd’hui dans tous les discours, pratiques et innovations du champ social et médico-social comme un concept scientifique donc légitime. Il est donc essentiel de rappeler l’imprécision et l’ambiguïté de cette notion d’adaptation.

L’appellation « enfance inadaptée » lors de la création de ce secteur en 1943 était destinée à un usage temporaire dans l’attente d’un terme plus précis. La notion d’adaptation est donc choisie par défaut, les membres du conseil technique étant conscient de son caractère « fourre-tout [7] ».

Il est par conséquent aisé et tentant d’y recourir et c’est sans doute ce qui explique cette justification de l’adaptabilité lors de problèmes de comportements…
Si le détour historique nous renvoie à une forte incitation des éducateurs à s’orienter vers une pratique de « l’accrochage affectif [8] », il ressort, après enquête [9], l’apparition d’une perte voire d’une remise en cause de cette spécificité relationnelle et de cette capacité à créer du lien. L’incasabilité viendrait ainsi signifier la défection d’un cœur de métier n’opérant plus aujourd‘hui comme une référence identitaire historique telle qu’elle pouvait l’être à la création du diplôme d’État en 1967. D’après certains acteurs [10] (directeurs, chef de service, éducateurs de dispositifs spécifiques), cette perte serait en cours et ne cesserait de gagner du terrain. L’hypothèse avancée autour d’un changement de culture à partir de nouvelles normes administrativo-gestionnaire provoquant finalement l’émergence d’un nouveau social chassant l’ancien [11] n’est pas en cause comme beaucoup aime à le penser. Cette perte serait à situer plus précisément entre l’effet du décloisonnement du secteur psychiatrique (ou plutôt son effondrement) celui-ci favorisant un transfert voire un mouvement de flux du public psychiatrique vers le secteur éducatif et un manque d’appropriation des valeurs ainsi que de la déontologie du métier d’éducateur spécialisé. Ce mouvement de flux (du psychiatrique vers le social) est en partie dû à la disparition du métier d’infirmier en secteur psychiatrique favorisée par un interventionnisme de l’État pour le moins désastreux celui-ci ayant remplacé des techniciens du lien (infirmiers en secteur psychiatrique) par des techniciens généralistes (infirmier en soins généraux). Ces derniers, étant peu ou pas formés à la relation avec ces publics, ont provoqué une situation catastrophique générant en conséquence de nombreux dérapages, inscrivant le secteur psychiatrique dans la rubrique des « faits divers » …

Le rôle joué par cette crise du monde de la psychiatrie dans l’explication de l’incasabilité, nous emmène à envisager le même phénomène avec la crise du secteur de la prévention spécialisée celle-ci dérivant sur une possible recrudescence de l’incasabilité dans le secteur de la protection de l’enfance. Cependant, force est de constater que ces deux entités (prévention spécialisée et incasabilité) sont liées de longues dates par une origine historique…

Un retour aux origines de la prévention spécialisée ? 

En parcourant l’histoire de l’éducation, nous sommes sans cesse confrontés à la catégorisation de jeunes désignés comme étant « insaisissables » …
La création de la prévention spécialisée, après-guerre [12] (1945) s’inscrivait dans ce but précis : réinscrire dans la société les jeunes marginaux [13]. Parce qu’en dehors de toute institution, l’idée des pionniers consistait à leur proposer une oreille attentive et poursuivre avec eux ce parcours du « hors société », du « hors institution » tout ceci en leur accordant une place de sujet à part entière. Ce pari innovant à l’époque ne s’appuyait donc pas, contrairement à ce que nous pourrions croire, à œuvrer autour d’une place en société mais d’abord et avant tout autour d’une considération… à restaurer dans la mesure du possible par des moyens divers (activités, chantiers, voyages, ateliers, etc). D’ailleurs c’est au travers de cette pédagogie de la considération que la question de la place va pouvoir émerger pour, ainsi, démontrer l’interconnexion entre considération et construction de l’individu dans la société. Ces enfants « hors cases », « hors normes », évoluant souvent en dehors des lois et règles institutionnelles constituent le public visé par la prévention spécialisée «  son mode d’intervention nécessite une immersion dans l’environnement du public cible : les jeunes en marge ou en voie de marginalisation [14]. » C’est dans ce sens qu’une relation directe s’établie entre incasabilité et prévention spécialisée : dans un premier temps par le profil de ces jeunes que nous pouvons qualifier de « marginaux de la protection de l’enfance » (car non désirés et rejetés des établissements) et dans un second temps par leur demande profonde, c’est-à-dire le non jugement. Notion capitale pour laquelle certains jeunes seraient prêts à tout sacrifier.

C’est ainsi qu’en CER (centre éducatif renforcé), lors d’un séjour autour d’un chantier « espace vert/bucheronnage », un jeune a pris la tronçonneuse puis s’est dirigé en courant vers l’éducateur ayant refusé quelques heures plus tôt un appel téléphonique (la règle étant de deux appels par semaine). Tétanisé, c’est un autre collègue qui permit d’éviter le pire déviant le jeune de sa trajectoire in-extremis. Cette question du téléphone ayant fait l’objet de nombreux conflits avec les jeunes représentait le lien à la famille, à la fratrie, restée au quartier le temps d’un séjour (axé sur le sevrage). Alors que nous pensions le cannabis comme difficulté majeure, c’est au travers du téléphone et de l’éloignement des proches que tout s’est joué. Cette épreuve du manque affectif fut telle que pour un autre jeune, l’impossibilité de négocier un autre créneau d’appel téléphonique l’a amené à « craquer » littéralement en saisissant un manche à balai afin d’en découdre avec l’éducatrice en question. C’est en intervenant avec un discours de sensibilisation que le jeune a lâché son objet et a fondu en larmes dans mes bras disant que sa petite sœur lui manquait trop… Représentations et préjugés sur ces jeunes « délinquants » nous ont fait passer à côté de la relation…

Ces jeunes de l’aide sociale à l’enfance sont souvent les mêmes que ceux rencontrés dans le travail de rue, présentant les mêmes caractéristiques et par conséquent les mêmes revendications ou aspirations. Leur discours fait émerger une critique de l’adulte (obsédé par le conditionnement et l’exercice de son pouvoir) ainsi qu’un désir d’être reconnu en tant que sujet à part entière comme l’exprime ce jeune à travers ce propos :

« Les éducs ne sont pas tous pareils : il y a ceux qui te surveillent et ceux qui t’aiment bien et ont envie de rester avec toi ».

C’est d’ailleurs à partir de ce constat que Deligny affirmera ne pas vouloir « les éduquer » mais tout simplement « vivre avec eux » d’où sa tentative [15]. Et c’est bien pour partager leur expérience de vie au travers de ces deux vecteurs que sont la rue et le groupe que la prévention spécialisée va consister, tel que l’envisage Hubert Flavigny, à « pénétrer les quartiers, très progressivement et en profondeur [16] ». Par conséquent, il n’y a aucune différence entre jeunes placés et jeunes de la rue si ce n’est les lieux d’intervention que sont la MECS et la rue. Une différence fondamentale dénoncée par l’aversion de Deligny concernant toute institutionnalisation. En tout et pour tout, celui-ci refusera l’invitation de Jacques Ladsous à ce sujet au motif du déclassement inéluctable de l’enfant face aux enjeux de l’institution. L’attachement aux principes de la prévention spécialisée dont la non institutionnalisation constituait un point de départ représentant bien plus qu’une pratique consistait également à proposer un nouveau modèle de société.

Ces jeunes dits « incasables » étant en grande majorité les enfants « de la misère du monde [17] » (ceux-ci étant majoritairement issus de la pauvreté et de la précarité sociale) correspondent à la vocation première de la prévention spécialisée : proposer des alternatives aux problématiques des classes populaires. Par ses principes, la prévention spécialisée n’impose rien et tend vers un accompagnement en toute liberté : dimension essentielle pour ces jeunes dont les murs, le bâti d’un établissement constituent déjà en soi un obstacle. Par cette notion de liberté, de liberté d’action, de liberté d’aller-retour, de liberté d’échange, de liberté de point de vue, de liberté d’intégrer des codes ou non, finalement de cette liberté d’être soi, la prévention spécialisée constitue en soi un modèle d’accompagnement socio-éducatif répondant ainsi aux attentes de ces jeunes dits « incasables ». Il reste à se demander si son dévoiement actuel initié dès l’instauration de la décentralisation [18], poursuivi par la mise en place de dispositifs spécifiques liés à la politique de la ville, accentués aujourd’hui par l’évaluation permettra de préserver cette liberté d’action de la seule institution de protection de l’enfance exerçant sans mandat.

L’incasabilité : marqueur de la crise opérée dans le secteur de la prévention spécialisée ?

Phénomène assez commun aujourd’hui relevé par nombres d’auteurs [19], le paradoxe semble faire partie intégrante du décor du travail social et le secteur de la prévention spécialisée n’y échappe pas...

Esseulée, étouffée par une politique de prévention de la délinquance dominée par les deux grands phénomènes médiatiques, suscitant constamment la polémique à savoir la radicalisation et la délinquance des mineurs, la prévention spécialisée se voit désormais fondue dans une politique publique à vocation sécuritaire. Son autonomie est donc ébranlée voire balayée par une nouvelle donne  : celle de l’administration. Celle-ci imposant avec force les outils d’un « social administratif [20] ». Ce nouveau tournant est présenté sous l’apanage d’un renouvellement des idées, des consciences et des organisations. Cette situation n’a eu pour conséquence principale d’impulser un double exode  : expérientiel et intellectuel. En somme, les professionnels d’une certaine époque voire d’une certaine éthique se voient écartés ou prennent la fuite et quittent un terrain «  méconnaissable  », inadapté, impropre à leurs pratiques ceux-ci étant considérés comme obsolètes. C’est un départ en retraite anticipée qui s’impose aux « anciens », au mieux une réorientation (vers un autre public), une réadaptation pour les plus courageux et pour ceux qui ne peuvent tenir c’est dans le trauma d’une mort professionnelle que l’optique d’une éventuelle reconversion apparait. A ce paysage, s’ajoutent les réductions budgétaires limitant la présence des éducateurs dans certains territoires. Limitation de l’action, dévoiement, et instrumentalisation politique complexifient l’intervention du travail de rue et notamment l’application des principes d’anonymat et de non institutionnalisation de l’action. De ce fait, les problématiques de ces territoires perdus de la prévention spécialisée non traitées dans leur intégralité pour les raisons que nous connaissons, peuvent produire un effet accru des situations de placement. La prévention spécialisée se distinguant par une intervention atypique et singulière permettait également de désengorger le nombre de placements judiciaire par leur action menées en amont à la fois auprès des jeunes ainsi que de leur famille. La loi 2007 dite de réforme de protection de l’enfance venait réinscrire cette place centrale des familles celles-ci ayant été longtemps mises aux bancs des décisions. Cette limitation drastique sur le plan de la territorialité comme sur le mode d’intervention qui en découle se traduit par une forme d’abandon des familles et des jeunes vivant dans ces quartiers et ainsi à davantage de judiciarisation des situations. Étant donné les effets produits par le placement et particulièrement par la vie en Mecs, ces enfants peuvent à partir de cette première rupture (du socle familial, environnemental, etc) en cumuler d’autres et voir poindre l’étiquette d’un statut « incasable » comme me le confiait cette jeune fille :

« Mon problème en fait c’est le placement. Je ne sais pas ce que je fous là. Je suis bien chez moi avec mes sœurs et ma mère même si je ne m’entends pas bien avec mon beau père. Mes copines et le quartier ça me manque. Je suis la seule du groupe à être placée…De toute façon, je ne pourrais pas tenir longtemps. Je rentrerai chez moi... »

Et pour cet autre jeune :

« En fait, pour être honnête quand je suis venu ici, je ne savais pas grand-chose. J’ai appris la plupart de mes conneries ici et…ça m’a changé. Ma mère a grave regretté de m’avoir placé. Elle dit que je suis pire qu’avant le placement. Et moi (léger sourire), je ne peux plus revenir comme avant… »

L’incasabilité constitue dans ce cas de figure un malentendu entre un jeune, son histoire et cette notion de placement.

La crise institutionnelle du secteur de la prévention spécialisée possède son lot de conséquences dans le paysage social et médico-social dans lequel le phénomène d’incasabilité peut amplement s’inscrire.

Des jeunes à la recherche d’une institution sans cadre…

Ces enfants très tôt privés d’une relation saine leur permettant d’intérioriser suffisamment la loi, les règles, les normes permettant d’intégrer un certain rapport à l’altérité semblent être à la recherche d’une institution sans cadre, sans contrainte, sans compte à rendre, juste ce qu’il faut pour être…présent et…disparaitre. Ce travail de présence/absence nécessite patience et l’acceptation d’une temporalité longue de l’action éducative. L’enjeu s’inscrit bien souvent ici dans le tissage d’un lien permettant au jeune d’investir progressivement cette relation en lui accordant le temps nécessaire pour cela.

Dans les foyers et internats de protection de l’enfance, ces jeunes sont dits « inadaptés » car étrangers au respect des règles de vie, transgressant quotidiennement et désignés comme perturbant le bon fonctionnement voire l’équilibre de la structure. A la recherche de l’institution sans cadre, ils réclament dans le fond une institution ouverte dans laquelle le cadre serait situé autour de leur personne. C’est dans ce sens que lors d’un échange autour de ses retours tardifs, cette jeune de 16 ans a exprimé son agacement face aux horaires :

« Je ne vais pas vous mentir mais me demander de rentrer à 20h parce que j’ai 16 ans, c’est impossible. Moi, j’ai grandi dans la rue, j’aime bouger et je sais me débrouiller. »

Et pour cet autre jeune de 17 ans d’exprimer sa fascination pour la nuit :

« J’aime sortir le soir et durer un peu dans la nuit. La nuit c’est pas comme le jour, il y a une ambiance. C’est pas pareil, c’est pour ça que je rentre tard… ».

Cette recherche de la souplesse semble vaine en établissements dans la mesure où ceux-ci sont pensés comme des microsociétés destinées à ne remplir qu’un seul objectif : normaliser les individus. Il m’a ainsi été possible de retranscrire, un soir, après un échange animé avec un jeune garçon de 16 ans, cette notion de microsociété. Selon lui, la MECS serait organisé de la façon suivante :

  • Le directeur faisant office de président de la république ;
  • Le directeur-adjoint de premier ministre ;
  • La direction et les cadres constituant l’Assemblée Nationale ;
  • Les administrateurs de l’association, le Sénat ;
  • Les éducateurs spécialisés, le tribunal de grande instance et les avocats (selon la nature de la relation)
  • Les jeunes représentant le peuple…

Le peuple à qui l’on ferait la promesse d’un accompagnement bienveillant et sans jugement sans lui révéler toutefois l’acceptation d’une forme d’aliénation en contrepartie...

C’est dans cette configuration que nombres de pratiques éducatives en institution se voient dominés par une moralisation forte annihilant de fait la singularité des trajectoires individuelles.

Adéquation entre un public et une pratique : pour quelle (s) interventions (s) ?

Si l’incasabilité semble avoir dévoilé une régression voire une perte de compétences relationnelle chez les éducateurs de mecs, il serait peu probable de constater les mêmes effets chez les éducateurs de prévention spécialisée ceux-ci ayant justement comme outil principal la relation. En mecs, l’éducateur peut se cacher derrière le règlement, le bureau ou la direction. Dans la rue, le professionnel est seul face à lui-même et face au groupe. Loin de vouloir créer une scission au sein des éducateurs spécialisés, il faut reconnaitre en partie que l’éducateur-mecs et l’éducateur de rue ne sont pas logés à la même enseigne…

Les éducateurs de rue ont ce rôle essentiel à jouer dans la prise en charge de ces jeunes dits « incasables » dans la mesure ou leur place dans l’environnement social, leur analyse socio-politique des territoires, leur connaissance des jeunes et leur présence dans la rue leur permet d’apporter un étayage durant les trois temps du placement : l’accueil, le séjour et le départ. Par ailleurs, les nombreuses fugues des jeunes se destinent pour certains d’entre eux à se réfugier voire se ressourcer dans le quartier d’origine afin d’y retrouver leur univers ainsi que leur entourage premier. Une fois dans la rue, les jeunes gardent en tête le foyer comme point de chute et ceci leur permet d’y revenir et de poursuivre au gré de leur envie, des allers-retours entre le foyer et la rue. La mise en lien entre l’éducateur-mecs et l’éducateur de rue devient essentielle afin de maintenir cette boucle (sans trop la bousculer) et entamer ainsi un travail autour du jeune et son mode de vie.

Cette collaboration s’est effectuée par exemple lors d’un accompagnement d’un jeune imbriqué dans une spirale de petite délinquance étant un jour arrivé au foyer avec un œil complètement tuméfié. Tombé dans un guet-apens orchestré par un camarade connu dans le trafic de stupéfiant, nos échanges avec les éducateurs de prévention ont permis de le dissuader de requérir à des représailles et d’aggraver ainsi cette situation…

Se situant dans ces trois niveaux d’espace-temps, c’est notamment dans l’anticipation de la sortie de l’aide sociale à l’enfance que les éducateurs de prévention spécialisée peuvent être principalement sollicités. Le vide social se profilant pour les jeunes les moins armés en termes d’insertion les plonge dans un trou noir dans lequel il leur est difficile de sortir.

Ce qui fut le cas pour Lionel, un jeune au parcours délinquant bien ancré ayant dit un soir à une éducatrice de l’équipe afin de l’intimider que « la vie n’est rien d’autres qu’un château de carte » et d’ajouter :

« Tout ce que tu as construit, peut aussi très vite se déconstruire... Mon père étant en prison, je n’ai plus rien à perdre moi. Tandis que toi, tu as une famille, des gens que t’aimes, comme c’est beaucoup pour toi, c’est tout qui disparait dans ta vie… ».

Par conséquent, l’appui et le soutien des éducateurs de rue notamment dans l’accès au droit commun devient incontournable, ces jeunes n’étant que peu familiarisés avec les assistantes sociales de secteur et sur cet effet-procédure que représente la MDS (maison des solidarités). La séparation de cette enveloppe contenante représentée par la mecs (dont le premier terme « maison » est significatif d’un caractère affectif) n’est pas simple particulièrement pour les bébés-ase (placés de la pouponnière au contrat jeune majeur). Beaucoup de jeunes la minimise alors qu’elle se fait intense en émotion à l’approche du jour « j ». Assurer et digérer ce passage en toute sérénité sans retomber dans les frasques du quartier représente une mission pour les professionnels du travail de rue permettant de limiter cette incasabilité.

La méthode ethnologique

Le second aspect incontournable pouvant « désincasbiliser » ces jeunes réside dans l’acquisition d’une méthode spécifique favorisant une immersion efficace dans un environnement donné : il s’agit de la méthode ethnologique ou ethnographique [21]. Dans ce registre, nous pourrions dire que l’éducateur en prévention spécialisée est un peu comme un ethnologue qui irait à la rencontre des jeunes dans un quartier, ne se préoccupant pas de savoir s’ils sont marginaux ou pas. Rompu aux postures adaptatives, il lui faut s’éloigner de son propre schéma de référence afin de pouvoir en comprendre l’état d’esprit, l’origine des rites du groupe ou de l’environnement social auxquels il est confronté. Focalisé sur les jeunes, leurs modes de vie et surtout la connaissance de leurs trajectoires, il développe une expertise de cette population non seulement par des voies théoriques mais également par un vécu dans le groupe et par le groupe, ceci afin d’accéder à une reconnaissance/autorité. De la même façon que Claude Lévi-Strauss [22] indiquait l’absence de sous culture dénonçant ainsi la toute-puissance de la culture occidentale, la culture des « jeunes » (de cités ou non) se doit d’être intégré comme une culture à part entière et non infériorisée face à la culture « adulte » celle-ci représentée par la société. La connaissance de l’indien ou de l’aborigène quant aux composantes de la forêt tropicale est comparable d’une certaine façon à la connaissance du jeune dit « incasable » de son quartier. Si le premier nous indiquera toute une panoplie d’informations sur les différents types d’arbres, de fruits, de plantes, d’animaux, etc, le second le fera sur les règles du groupe, les lois du quartier, l’exploitation de l’espace d’habitat, leur statut interne, le fonctionnement formel et informel des infrastructures, les connections et réseau à connaitre, la nature des relations entre les communautés, etc. Le jeune se fait ainsi le traducteur (certes maladroit parfois) mais traducteur quand même voire passeur d’un certain imaginaire social [23].

Cette disposition des éducateurs à comprendre leur vie est capitale car elle permet dans un premier temps de pouvoir étayer ce qui ne peut être totalement verbaliser ou verbalisable et dans un second temps, elle inscrit l’interlocuteur dans une authenticité sans faille. Le doute du jeune face à l’adulte provient souvent de ce manque d’authenticité synonyme de danger (ces jeunes ayant été majoritairement victime de manipulation). Il est ainsi impératif pour le jeune de la découvrir et de tout faire pour y avoir accès. Cette expérience du quotidien et cette immersion dans leur vie favorise la compréhension mutuelle, contribue à humaniser leur situation et permet d’inscrire leur trajectoire au premier plan d’une scientificité du lien social. Dans cette configuration, l’éducateur en prévention spécialisé se fait le narrateur d’une protohistoire dont l’illettrisme massif se traduit généralement pour ces jeunes par une ablation des ambitions… En définitive, ce regard et ce vécu avec la tribu « incasables » est sécure pour les concernés d’où l’intérêt d’une posture ethnologique…

Les moments informels (boire un café, partager un repas, un moment avec le jeune, le groupe, etc)

Cette posture ethnographique a pour corollaire le vécu de moments de vie dites « informelles » donc non institutionnalisés et se prolonge par conséquent par un travail autour du lien. Seul le lien créé favorise cette autorisation voire cette invitation du jeune vis-à-vis de l’adulte à être témoin de son quotidien. Que le professionnel ajoute en retour des invitations tels que prendre un café, partager un repas, faire une partie de foot ou aider à résoudre quelques difficultés administratives impulse une dynamique dans la relation de confiance démystifiant ainsi cette image de « professionnel » ceci pour basculer vers un statut « d’ami [24] ».

Ayant intégré, il y a quelques années, une petite équipe de trois éducateurs tout juste implantés dans un nouveau territoire, j’ai pu me rendre compte de l’importance de passages fréquents dans les lieux et endroits fréquentés par les jeunes. Régulièrement présent dans les centres de loisirs, c’est surtout en participant aux matchs de futsal organisés par les animateurs du quartier (figures tutélaires pour nombre de ces jeunes) que l’immersion a opéré. Par notre participation, les jeunes y ont vu à quel point nous étions prêts à « mouiller le maillot » pour partager un temps avec eux. Sachant que nous aurions pu rester spectateur, ce geste s’est traduit comme une distinction honorable...

Je me souviens également de cette jeune fille Nabila 17 ans pour laquelle les cafés constituaient son espace de réseau social dans lequel nos invitations récurrentes ont pu entrainer une ouverture pour le récit de vie d’une jeune MIE (MNA aujourd’hui) ayant quitté l’Algérie, se retrouvant sans papiers en France, trainant de bars en cafés rencontrant au passage des personnes peu recommandables dont l’un d’entre eux (patron d’un bar) finira par abuser d’elle après lui avoir fait avaler un jour de nombreux verres. Lesbienne, peu féminine, marchant et se tenant comme un garçon, elle me racontait ses gouts pour certain type de femmes et ses attentes en la matière. Nabila me confiera également comment elle en est arrivée à « massacrer » littéralement une éducatrice (elle, qui savait si bien se battre) qui pour mieux l’apprivoiser l’avait séduite puis rejetée. Depuis cet acte, l’ase ne s’occupait plus d’elle laissant courir sa minorité en attendant impatiemment sa majorité pour mettre fin à sa prise en charge. Cette confidence lourde en émotions s’est faite autour d’un café, un de ces petits bonheurs du quotidien pour cette jeune fille ayant grandi dans la débrouille…

Cette approche ethnographique agit également dans une réciprocité des expériences et d’une ouverture vers l’altérité. C’est dans ce sens qu’après un spectacle de l’humoriste Patson et d’une séance photo avec les jeunes, celui-ci (ancien éducateur) est venu quelques jours plus tard dans le quartier afin de les rencontrer, les valoriser et raconter son histoire « de la cote d’ivoire jusqu’au Djamel comédie club ». En racontant qu’il ne s’était jamais imaginé rouler un jour en Bentley (avec laquelle il s’était déplacé), lui marqué par un handicap physique, il a encouragé ces jeunes à lutter contre tout déterminisme pour enfin leur proposer une ballade inoubliable dans cette voiture mythique…

Conclusion

Expression d’un désarroi permanent, ces jeunes annulent en tout ou partie leur potentiel de sublimation. Se révélant dans un état brut, l’instant présent constitue leur seule temporalité. Comme le dit l’une des chansons du groupe de rap IAM « demain c’est loin » :

« Lendemain, c’est pas le problème, on vit au jour le jour,
On n’a pas le temps et on perd de l’argent ou les autres le prennent,
Demain c’est loin, on n’est pas pressé, au fur et à mesure on avance,
En surveillant nos fesses pour parler au futur,
Notre avenir c’est la minute d’après ; le but anticiper, prévenir avant de se faire clouer… ».

Constituant la partie visible et indésirée des MECS, ces ovnis (objets volants non identifiés) défient toutes nosographies…et tous professionnels. L’enfance malheureuse semble avoir entrainé dans son sillage des éducateurs « malheureux » (notamment ceux exerçants dans les établissements de la protection de l’enfance). Dans cette configuration quelque peu inédite, une articulation avec la Prévention spécialisée semble s’imposer et ceci pour une raison fondamentale : il s’agit de l’immixtion récurrente d’un nouvel acteur en la personne du droit commun. Faute de réponses, dépassée par un effet de saturation généralisée, l’action sociale générale dit droit commun devient la nouvelle donne, le nouvel espoir, la nouvelle réponse face aux problèmes insolubles. Avec comme bénéfice secondaire les réductions de fonds publics (sur un plan politique) et un sentiment d’intégration sociale (pour les usagers), la notion de droit commun vient caractériser dans un troisième temps le sentiment du devoir accompli. Ainsi, par le droit commun, les usagers du social deviendraient de vrais citoyens…épanouis par leur sort. La finalité du social se traduisant par cet accès à la citoyenneté, la notion de droit commun apparait aujourd’hui dans nombre de discours comme la panacée. Par ce tour de passe-passe, les professionnels s’en sortent avec une bonne conscience alors que beaucoup restent à faire.

Par leur échec et leur souffrance, ces jeunes révèlent en substance la nécessité impérieuse d’intégrer des ponts, des passerelles dans nos accompagnements. La Mecs et le droit commun ne suffisent pas à eux-mêmes. Ils doivent s’introduire, la demande d’aide [25] restant toujours aussi difficile pour ces jeunes à formuler (question d’honneur et manque de technicité). Les éducateurs de rue seraient donc les acteurs d’une interface entre la mecs et la société.

La prévention spécialisée s’appuyant sur une pratique visant l’émancipation [26] des jeunes peut apporter son expertise concernant cette jeunesse en quête de liberté. Ainsi, elle pourrait apporter sa contribution aux éducateurs-mecs, enfermés comme les jeunes dans les murs de l’établissement, se réfugiant par défaut dans les règles de vie d’une part et dans l’application des injonctions administratives de plus en plus normatives d’autres part.
Ses missions redéfinies s’orientent vers la programmation d’une mort lente [27] : le trafic de stupéfiant s’immisçant comme pourvoyeur d’emploi pour ces jeunes « Je dors jusque midi et je fais le guet pour 100 euros par jour. Comment veux-tu que j’aille travailler pour le smic ? C’est la misère le smic ! » ; les attentats instaurant un certain contrôle de la jeunesse marginale « Radicalisés, le minorat n’a plus sa place. Ce sont des ennemis de la France. ». A ce titre, le nouveau public représenté par les jeunes AMT (association malfaiteurs terroristes) a laissé place dans certaines associations à de réels conflits éthiques autour de cette question délicate : doit-on appliquer à ces jeunes, animés par le désir d’exploser la France, l’excuse de minorité ? En somme, sont-ils, par cette intention, toujours à considérer comme mineur ? ; les émeutes de banlieues et la culture anti-flics opérant comme un discrédit de l’action éducative « Discours compatissant récurent vis-à-vis de ces voyous, voilà ce que produisent ces éducs » ; l’opinion publique ainsi que les polémiques toujours poussives vers plus de fermeté « Culture de l’excuse, clémence de la justice sont les ingrédients favorisant le sentiment d’impunité des jeunes. Le comble c’est cette ordonnance de 45, encore en vigueur aujourd’hui ». Ce contexte agissant comme un rouleau compresseur conduit les politiques locales (de même que l’État) à perdre patience et à réserver les budgets à la sécurité plutôt qu’à la prévention. Perçue comme laxiste et infructueuse, la notion de prévention se voit discréditée car non efficiente en tant de crise et sans doute… non rentable politiquement parlant. Prévenir c’est comprendre mais cette démarche constitue de nos jours un réel problème : comme le soutenait l’ancien premier ministre manuel Valls après les attentats de janvier 2015 : « Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser ». Ainsi, défendre l’intérêt d’une scientificité de l’exclusion sociale n’en est que plus rude…

Promouvoir une coopération entre professionnels de mecs et professionnels de rue est à encourager, ces jeunes étant les proies « idéales » face aux phénomènes de délinquance et de radicalisation. Une relation incasabilité et prévention spécialisée est par conséquent indéniable et gagnerait à être pensée et articulée dans une collaboration spécifique entre acteurs de la protection de l’enfance.

La prévention spécialisée est une pratique ayant compris, depuis longtemps, les attentes profondes de ces jeunes en grandes difficultés sociales. Les principes établis autour de « l’aller vers » (non mandat, libre adhésion, partenariat, non institutionnalisation de l’action, anonymat) témoignent de cette compréhension de l’adolescent en construction ainsi que de ses principaux moteurs de vie à cet âge à savoir la liberté et la reconnaissance. Dans cette ère du social formel dominant tous les pans du travail social, il est impératif de réinscrire par la prévention spécialisée un social informel, seule modalité opérante pour ces jeunes à l’existence écorchée.

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages

  • Autès Michel, Les paradoxes du travail social, Dunod, Paris, 2013.
  • Becker Howard. S, Outsiders, Études de sociologie de la déviance, Éditions Métaillié, Paris, 1985.
  • Bouhouia Tahar, La contre-productivité des institutions socio-éducatives, De l’émancipation à l’assignation, Edition L’Harmattan, Paris, 2015.
  • Bourdieu Pierre, La misère du monde, Éditions du seuil, Février, 1993
  • Bouseta Hanane, Les éducateurs face à la radicalisation, le cas de la prévention spécialisée, L’Harmattan, Paris, 2019. P.120.
  • Chauvière Michel, Enfance inadaptée : l’héritage de Vichy, Éditions économie et humanisme, les éditions ouvrières, Paris, 1980.
  • Jaeger Marcel, L’articulation du sanitaire et du social, Dunod, Paris, 2000.
  • Le Rest Pascal, Travailleurs sociaux : manuel de l’observation sociale, Éducateurs et préventions, Avril, 2020.
  • Le Rest Pascal, Mais qui veut la mort de la Prévention Spécialisée, Edition L’Harmattan, Paris, 2019.
  • Lévi-strauss Claude, Race et histoire, Gallimard, 1987
  • Rouzel Joseph, Le travail d’éducateur spécialisé, Éthique et pratique, Dunod, 2000.
  • Sanogo Karim, L’éducateur spécialisé confronté à l’ « incasabilité », Edition L’Harmattan, Paris, 2020.

Articles

  • Chartier Jean-Pierre, « Ni vraiment fous, ni vraiment délinquants : les incasables » in Les adolescents difficiles. Journées d’études 4-6 mai 1988, Service d’études, CFEES, Vaucresson, 1988, pp. 99-105.
  • Sélosse Jacques, « L’inquiétante étrangeté des incasables », Adolescence, 2007/1 (n°59), pp. 9-18.

[1Jacques Sélosse, « L’inquiétante étrangeté des incasables », Adolescence, 2007/1 (n°59) ; p. 9 à 18.

[2Jean-Pierre Chartier, « Ni vraiment fous, ni vraiment délinquants : les incasables » in Les adolescents difficiles. Journées d’études 4-6 mai 1988, Service d’études, CFEES, Vaucresson, 1988, p. 99-105.

[3Marcel Jaeger, L’articulation du sanitaire et du social, Dunod, Paris, 2000.

[4Joseph Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé, Éthique et pratique, Dunod, 2000.

[5Nommé par René Spitz « maladie de l’abandon ».

[6Howard S. Becker, Outsiders, Études de sociologie de la déviance, Éditions Métaillié, Paris, 1985.

[7Michel Chauvière, « Nous avons recherché, écrira R. Lafon en 1971, qu’une terminologie générale dans un souci de simplification, de brièveté et de délicatesse car les termes utilisés étaient insuffisants ou choquants (…) Ce qui est extraordinaire, c’est que le terme ait tenu aussi longtemps (…) j’ai bien conscience que si nous ne dépassons pas cette conception, nous enfermons ceux que nous appelons les inadaptés et les handicapés dans un système ségrégatif et conservatuer, désintégrant, faussement sécurisant, et faussement déculpabilisant, aboutissant à l’inutilité d’action, à l’intolérance, à la dramatisation et au rejet », enfance inadaptée : l’héritage de Vichy, Éditions économie et humanisme, les éditions ouvrières, Paris, 1980, p. 97.

[8Ibidem.

[9Karim Sanogo, L’éducateur spécialisé confronté à l’« incasabilité », une enquête à l’épreuve du lien, Edition L’Harmattan, Paris, 2020.

[10Ibidem.

[11Michel Autès, Les paradoxes du travail social, Dunod, Paris, 2013.

[12Expérience de Fernand Deligny dans la banlieue de Lille et création du premier club de prévention spécialisée à Wazemmes.

[13Hanane Bouseta, Définition du CNL « la prévention se définit par un mouvement des perspectives de l’action sociale classique. Il ne s’agit pas de soigner ou de prévenir les déviances sociales des jeunes que l’on voudrait nous confier, mais de connaitre et faire exister les marginaux dans leur liberté d’adhésion à notre action et de favoriser, en milieu naturel, l’apprentissage de leur liberté de décision, en interpellant les personnes et les institutions qui les entourent, à leur sujet. Il ne s’agit plus de normaliser, mais de favoriser une expression sociale », Les éducateurs face à la radicalisation, le cas de la prévention spécialisée, L’Harmattan, Paris, 2019. P.123.

[14Ibid.

[15Expérience de vie avec de jeunes considérés comme « inéducables » dans les Cévennes.

[16Hanane Bouseta, Les éducateurs face à la radicalisation, le cas de la prévention spécialisée, L’Harmattan, Paris, 2019. P.120.

[17Pierre Bourdieu, La misère du monde, Éditions du seuil, Février, 1993.

[18Ibid.

[19Michel Autès, Les paradoxes du travail social, Dunod, Paris, 2013.

[20Michel Chauvière, L’intelligence sociale en danger, Éditions La Découverte, Paris, 2011.

[21Pascal Le Rest, Travailleurs sociaux : manuel de l’observation sociale, Éducateurs et préventions, Avril, 2020.

[22Claude Lévi-strauss, Race et histoire, Gallimard, 1987.

[23Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Éditions du Seuil, 1975.

[24Avant la dénomination « club de prévention », on parlait d’« équipes d’amitié ».

[25Vu les chiffres effarants du non-recours au droit.

[26Tahar Bouhouia, La contre-productivité des institutions socio-éducatives, De l’émancipation à l’assignation, Edition L’Harmattan, Paris, 2015.

[27Pascal Le Rest, Mais qui veut la mort de la Prévention Spécialisée, Edition L’Harmattan, Paris, 2019.

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Posté le 28 juin 2022 par Karim Sanogo